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mencer chacune de ses journées par un quatrain ou un couplet. J'ai fait connaître quelques-uns de ces vers d'àpropos et de circonstance dans les notes de la Correspondance de Buffon; mais, afin de donner une idée plus complète d'un talent poétique auquel il ne manqua peut-être, pour avoir quelque renommée, que l'occasion de se produire, je rapporte, à la suite de cette biographie, un morceau conservé dans les manuscrits de Montbeillard.

L'INGRATITUDE

On consacre des statues aux vertus, il faudrait en élever aux vices; et, comme les premières, pour remplir leur véritable but, doivent représenter leur objet embelli par les charmes qui lui sont propres, il faudrait que les secondes représentassent ·les vices dans toute leur difformité. Il serait à désirer que les beaux-arts, et la poésie à leur tête, rappelés à leur première institution, qui est de nous rendre meilleurs et, par conséquent, plus heureux, fissent une ligue universelle contre les monstres qui sont le malheur et la honte de la société. Il serait à désirer que les enfants n'apprissent le nom, ne se formassent l'idée de chaque vice, qu'en voyant sa figure hideuse exprimée avec toute la force de la vérité, soit par le ciseau du sculpteur, soit par les crayons du peintre, soit par le pinceau du poëte. Il faudrait que le souvenir de chaque vice devînt inséparable du sentiment d'horreur, du mépris ou du dégoût avec lequel son image se serait gravée pour la première fois dans des cerveaux encore tendres. Ces sortes de spectres intérieurs seraient un frein pour les âmes violentes, une sauve-garde pour les âmes

honnêtes, et, à la longue, ils ne pourraient manquer d'avoir

quelque influence sur les mœurs publiques.

C'est dans cet esprit que la pièce suivante a été composée.

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De quels bruits menaçants retentissent les airs?
Quel mouvement agite et soulève les mers?
Une sombre vapeur de l'Averne exhalée
Répand avec la nuit l'effroi sur l'univers :
Le soleil s'obscurcit, la terre est ébranlée;
Tout va-t-il donc. rentrer dans le chaos?

Non, non; craignez, mortels, un mal plus redoutable :
L'Érèbe est en travail; de ses flancs infernaux
Je vois naître, ô terreur, un monstre abominable.
La hideuse Alecton le reçoit dans ses bras,

Le nourrit de son lait; il suce avec délice
Ce lait empoisonneur, en mordant sa nourrice.
Va, digne nourrisson, tu la surpasseras !
Il croît, et sa fureur étonne le Tartare:
Malheur aux régions où le monstre barbare,
Suivi de tout l'enfer, dirigera ses pas.
On voit autour de lui la Trahison parjure,
L'Envie au cœur rongé de son propre venin,

La Vanité bouffie à l'âme faible et dure,
L'Intérêt au front triste, aux entrailles d'airain,

La lâche Calomnie au sinistre murmure,

La Fourbe au double masque, au regard incertain,

La Sottise attachée au char de l'Imposture,

Et l'ardente Discorde une torche à la main.

Son horrible présence afflige la nature,
Et change un sol fertile en un terrain maudit;
Un seul de ses regards fait sécher la verdure;

La fleur à son aspect avorte ou se flétrit,

Et l'air est infecté de son haleine impure.
Philomèle effrayée interrompt ses chansons;

Tout tremble, tout s'enfuit dans les antres profonds :
Mais est-il contre lui de retraite assez sûre?
Tantôt lion fougueux, il mord en rugissant;
Tantôt souple reptile, il paraît languissant,
Engourdi, demi-mort, perclus par la froidure:
Réchauffez-vous le monstre? Il s'élance en fureur
Et vous laisse son dard et la mort dans le cœur.
Vous perdre ou vous tromper, ce sont là ses chefs-d'œuvre;
Ah! fuyez loin de lui, cœurs généreux et vrais,
Vous tous qui vous plaisez à verser les bienfaits :
C'est du sang le plus pur qu'il nourrit ses couleuvres.
Fuyez, c'est contre vous qu'il tournera ses traits.
Ses traits ne peuvent suffire à tous ses crimes,
Jamais son cœur de fer ne fut rassasié.
Honneur, foi, sentiment, et toi, sainte amitié,
Amitié, nom si doux! vous serez ses victimes;
Mais il préfère à tout l'exécrable bonheur
De plonger le poignard au sein d'un bienfaiteur.

Quel est-il donc ce monstre esquissé dans ces rimes,
Tour à tour fier dragon et tortueux lézard,

Du vice possédant en soi la plénitude,

Quelquefois sous les fleurs cachant son triple dard,
Habile à fasciner l'œil de la multitude,
D'un bienfaiteur trahi redoutant le regard,
De le trahir encor se faisant une étude,

Et contre lui sans cesse aiguisant son poignard?
peut-on s'y tromper? —la noire Ingratitude.

C'est,

ENVOI

J'ai peint l'ingratitude, hélas ! d'après nature;
Moi-même, j'ai frémi, revoyant ma peinture :
Ah! détournons les yeux de ces tristes tableaux,
Sur des objets plus doux exerçons nos pinceaux.
Compagne vertueuse, et sensible, et fidèle,
Je peindrai la vertu, vous serez mon modèle !

L'ABBÉ BEXON'

Lorsque M. de Buffon, sur la demande de mes parents, eut consenti à me prendre en qualité de secrétaire (mon père y avait mis la condition expresse que je ne recevrais aucun appointement), je remplaçai M. Trécourt2, de

1. Gabriel-Léopold-Charles-Aimé Bexon, né à Remiremont le 10 mars 1747, mort à Paris le 15 février 1784.

2. Jacques Trécourt fut, durant neuf années, secrétaire de Buffon, ainsi que le constate un certificat conservé dans ses papiers. Il est écrit en entier de la main de Buffon, porte l'empreinte de ses armes sur un cachet de cire rouge apposé au bas de la signature, et est ainsi conçu: « Je déclare « que le sieur Trécourt m'a servi en qualité de secrétaire, avec << intelligence et toute fidélité pendant neuf ans. En foi de quoi << je lui ai donné la présente attestation.

A Montbard, le 30 octobre 1783.

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« Le comte DE BUFFON. >>

Trécourt était plus que le secrétaire de Buffon, il était encore, à Montbard, son homme de confiance. Il s'occupait de ses affaires domestiques, de la rentrée de ses revenus et de la perception

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