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quelques-uns le quittaient mécontents. Les uns, le jugeant d'après sa conversation simple et sans apprêt,

« obéit à l'arrêt, et, le 10 mars 1779, il lui fut accordé à lui<< même, sous son propre nom, à ceux qui auraient droit de lui « et à ses hoirs, un privilége pour quarante ans qui devaient « commencer à l'expiration de celui accordé pour vingt ans à << Buffon, en 1768. M. Panckoucke, porteur de ce privilége, fit, le « 11 mai suivant, 1779, un traité avec Buffon, le sieur Suard et « le sieur Devaimes. Par ce traité il céda à Buffon un quart, et << aux sieurs Suard et Devaimes chacun un huitième de ses « droits à la propriété de l'ouvrage, et ils s'associèrent tous pour << la continuation de l'édition. Depuis ce temps, et par différents «< actes, Buffon acheta les portions des sieurs Suard et Devaimes, «< il acheta encore deux seizièmes de celle réservée par le sieur << Panckoucke, de telle sorte qu'à son décès, arrivé au mois << d'avril 1788, il réunissait la propriété des dix seizièmes de son « ouvrage, et qu'il a transmis cette propriété à M. de Buffon, << son fils unique; les six autres seizièmes appartenaient au sieur << Panckoucke. Cependant cet ouvrage avait jeté un trop grand << éclat en Europe pour ne pas éveiller la cupidité des contre« facteurs. Ces hommes, dont l'unique métier est de s'enrichir <«< du bien d'autrui, regardèrent les œuvres de Buffon comme « leur propriété. Bientôt on fut inondé de contrefaçons qui, au « moyen du défaut absolu de soin, de la mauvaise qualité du « papier, du peu d'intérêt qu'avaient les imprimeurs à soigner « leur réputation, eurent le double et fâcheux effet de défigurer « les productions du génie, et de porter à l'auteur le préjudice « le plus grand, en diminuant considérablement le débit de « l'édition originale. Au nombre des contrefacteurs les plus

déhontés, fut un sieur Dufart, qui fit fabriquer la fameuse « édition contrefaite dite des Deux-Ponts, et les presses du sieur « Behmer, alors habitant des Deux-Ponts, servirent à consom«mer ce délit. Habitant d'une ville frontière, mais non sou

négligée parfois, et qui n'avait rien de l'attrait que donnaient alors au langage les hardiesses de certains

« mise à la domination française, le sieur Behmer bravait les <«<lois rendues par l'ancien gouvernement contre les contrefac«teurs, et réussit à infecter impunément d'Allemagne, et même « la France, d'une édition mise au jour par la plus coupable << violation du droit de propriété. Mais, pendant le cours de la « Révolution, un événement politique changea sa position; les « armées françaises s'étant emparées de la ville de Deux-Ponts, <«<les plus riches habitants de cette cité furent envoyés en otage « à Metz, et le sieur Behmer assure qu'il fut du nombre, sans << doute à raison des bénéfices immenses que lui avait procurés « le débit de l'Histoire naturelle. Transféré à Metz, soumis dès «<lors à la pleine et entière autorité des lois françaises, le sieur << Behmer ne se fit pas scrupule de les violer ouvertement. Il y << mit en vente son édition de l'Histoire naturelle; il l'annonça << au public par des avis imprimés, et profita du silence momen«tané des lois et de la fin tragique de M. de Buffon fils, pour << débiter cette édition au meilleur prix possible. Madame de << Buffon, donataire de son mari, instruite de cet abus scanda« leux, prit enfin des mesures propres à le faire cesser... » Madame de Buffon gagna son procès. Une lettre de son avocat, qui lui en annonce l'heureuse issue, m'a paru digne d'être conservée. Elle donne l'exemple d'un trop noble désintéressement pour que je résiste au plaisir de le faire connaître.

<< Madame,

« J'ai plaidé pour vous pendant cinq audiences devant les << premiers juges et pendant quatre devant la cour. J'ai obtenu << non-seulement la distraction des exemplaires de l'Histoire « naturelle saisis à votre requête sur Behmer, mais encore la «< confiscation de tous autres qui pourraient se trouver dans ses « magasins. Je recevrai pour cela 34 fr. 50 c. seulement : c'est

beaux esprits, s'en retournaient avec la pensée qu'ils avaient vu un homme ordinaire; d'autres, s'imaginant que M. de Buffon dédaignait leur entretien, le quittaient humiliés.

M. de Buffon, en effet, ne cherchait pas à frapper l'imagination de ses visiteurs; son accueil était poli, affable, empressé, généreux, mais le grand homme ne se laissait voir qu'aux rares esprits qu'il avait jugés dignes de l'entendre. Il se montrait alors tout entier, avec un abandon et une confiance dont on lui a depuis fait reproche en mettant sur le compte de sa vanité ce qui eût dû plus justement être attribué à la grande loyauté de son caractère. On peut dire de lui comme on a dit de Fénelon ':

<< la taxe. Je rougirais, Madame, de vous demander une indem<< nité pécuniaire, mais ce que je désire est la permission de «< retenir un des exemplaires qui vous sont acquis. J'ose espérer «< cette permission, Madame, et quelque défectueuse que soit « l'édition de Deux-Ponts, je verrai néanmoins avec le plus « grand plaisir au nombre des livres qui composent ma biblio«<thèque, un ouvrage qui me rappellera et à mes enfants que << j'ai eu l'honneur de plaider pour la fille de l'historien de la << nature, et de défendre avec quelques succès la cause de sa << famille contre les pirates de la littérature.

« Je suis, Madame, avec respect, votre très-humble et très« obéissant serviteur.

<< P. MANGAY,

« Avocat à la Cour d'appel de Metz.

« Metz, 22 avril 1809. »

1. François de Salignac de la Mothe-Fénelon, né en 1651, mort en 1715. Parmi les modernes, les auteurs que Buffon préférait,

« Qu'il était bien mieux que modeste, car il ne songeait pas même à l'être. » Fontenelle' a tracé de Leibnitz2 un portrait qui est d'une vérité frappante lorsqu'on l'applique à M. de Buffon. « Il s'entourait, dit Fontenelle, de toutes « sortes de personnes gens de cour, laboureurs, arti« sans; il n'y a guère d'ignorant qui ne puisse apprendre

quelque chose au plus savant homme du monde; et, << en tous cas, le savant s'instruit quand il sait bien con«sidérer l'ignorant. Il s'entretenait même souvent avec <«<les dames, ajoute Fontenelle, et ne comptait point << pour perdu le temps qu'il donnait à leur conversation : «< il se dépouillait parfaitement avec elles du caractère « du savant et du philosophe, caractères cependant pres<< que indélébiles et dont elles aperçoivent bien finement «<les traces les plus légères. »

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Les personnes qui ont eu le bonheur de connaître M. de Buffon savent que pardieu, sur ça, vous comprenez bien, étaient des locutions qui lui furent habituelles et qui

furent Racine, Fénelon, La Fontaine et Richardson'; parmi les anciens, ce fut Platon.

1. Le Bovier de Fontenelle, né en 1657, mourut en 1757. Il vécut cent ans et fut pendant une moitié de sa vie l'arbitre souverain des réputations littéraires. On ne doit pas oublier que Fontenelle, prononçant l'éloge de Dufay devant l'Académie, fut le premier qui parla au public du génie encore inconnu de Buffon.

2. Godefroi-Guillaume, baron de Leibnitz, né en 1646, mort en 1716 à l'âge de soixante-dix ans.

revenaient fréquemment dans sa conversation, sur quelque ton qu'elle fût montée. Il disait de ces heures d'entretien familier: « C'est le moment de mon repos : il m'importe peu dès lors que mes paroles soient soignées ou non. >>

Il avait un tact exquis pour reconnaître le degré de capacité de ceux avec lesquels il s'entretenait; et il proportionnait le ton à l'intelligence du visiteur; il ne parlait que salade et rave aux jardiniers : que de jardiniers sont venus à Montbard pour l'entendre parler des Époques de la nature!

M. de Buffon ne parlait le langage de ses ouvrages que lorsqu'il était vivement ému. Sa parole était alors plus claire qu'élégante et le ton plus simple qu'ingénieux.

Il recherchait particulièrement l'entretien des hommes qui pouvaient lui apporter quelques observations nouvelles, ou qui avaient beaucoup vu et beaucoup étudié. Il les écoutait avec attention, les aidant, sans qu'ils s'en aperçussent, dans la traduction de leur pensée. A personne il ne dit jamais: Vous êtes dans l'erreur, Vous vous trompez, mais: Vous pensiez cela, Votre intention était de dire telle chose, Vous savez que, etc. Il évitait avec soin de blesser l'amour-propre, et il possédait à un haut degré cette délicatesse de l'âme qui consiste à indiquer, par la façon dont une question est adressée, la réponse que l'on doit y faire. Aussi les hommes dont la conversation avait été pour lui la cause de quelque enseignement utile, le quittaient satisfaits, et quelques-uns

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