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mettait de reconnaître combien il avait profondément médité chacun de ses sujets. Un soir, dans un jeu de société, il s'approcha de l'une des jeunes femmes assises dans le salon, prit un crayon qu'elle tenait à la main et écrivit d'un seul trait sur ses genoux le quatrain suivant :

Sur vos genoux, ô ma belle Eugénie!
A des couplets je songerais en vain;
Le sentiment étouffe le génie

Et le pupitre égare l'écrivain.

Madame Nadault, sa sœur, et, en son absence, ma

1. Catherine-Antoinette Le Clerc de Buffon, née à Buffon le 29 mai 1746, épousa, le 24 juillet 1770, son cousin germain Benjamin-Edme Nadault, conseiller au parlement de Bourgogne; elle mourut à Montbard, le 18 avril 1832, à l'âge de quatrevingt-six ans.

Le chevalier Aude, connu dans les lettres par une Vie de Buffon et un drame en vers, l'Héloïse anglaise, tiré du roman de Rousseau, a dit de madame Nadault dans un morceau de poésie qu'il lui a dédié :

Vous sa sœur, vous que la raison
De ses fleurs durables couronne,
Vous en qui la grâce assaisonne
Et le bon goût et le bon ton :
Une voix dont le charme attire
De votre cœur nous avertit,
Mais on voit, à votre sourire,

La finesse de votre esprit.

Il est parlé de madame Nadault dans la Vie de Buffon par le chevalier Aude, et dans les Mélanges de madame Necker. La Biographie Michaud lui a consacré un article.

dame Daubenton', femme du maire de Montbard2, faisaient les honneurs de sa maison.

Madame Nadault était de petite taille, de manières excellentes et d'une exquise politesse; elle avait un esprit vif et pénétrant, un tact sûr, une conversation originale et piquante, pleine de traits et d'à-propos; ses reparties, parfois un peu vives, étaient rachetées par un aimable enjouement. Excellente musicienne, elle possédait une voix riche et vibrante qu'elle maniait avec un grand savoir et une rare méthode. Personne mieux qu'elle, par les qualités de son esprit et l'exquise urbanité de ses manières, ne pouvait convenir au rôle qu'elle remplissait à Montbard dans la maison de son frère.

Moins brillante que madame Nadault, madame Daubenton avait un esprit plus reposé. Le désir de plaire,

1. Anne-Marie-Madelaine-Bernarde Boucheron, née à Beaune le 28 août 1746, épousa, le 24 février 1772, Georges-Louis Daubenton, et mourut à Neuilly, le 22 juin 1793, âgée seulement de quarante-sept ans.

2. Georges-Louis Daubenton, cousin germain de Louis-JeanMarie Daubenton, collaborateur de Buffon, naquit le 29 septembre 1739 et mourut le 10 mars 1785, à l'âge de quarante-six ans. Il s'occupa d'agriculture et d'arboriculture; il avait fondé une pépinière à Montbard, après que Buffon eut cessé de s'occuper de celle qu'y entretenait la province de Bourgogne. Il a donné différents articles à la collection académique et à l'Encyclopédie. Il était maire de Montbard et subdélégué de l'intendance de Dijon. Il faisait en outre partie des académies de Lyon et de Dijon, des sociétés d'Auxerre, de Rouen, de Berne, etc.

une bienveillance innée, se reflétaient dans tous ses discours. Simple et fuyant le bruit, elle jouissait d'une considération légitime. D'un esprit cultivé, bien que cachant le plus souvent ses moyens, elle parlait plusieurs langues, l'anglais, l'italien, mais elle parlait surtout la sienne avec une grande pureté. Madame Daubenton n'était pas jolie; elle avait la vue très-basse, ce qui nuisait à l'ensemble de sa physionomie; mais elle possédait toutes les grâces et toutes les distinctions.

Madame Daubenton et madame Nadault résumaient en elles l'ensemble des qualités qui font la femme du monde et la maîtresse de maison.

IV

Le dimanche était jour de réception au Jardin du Roi. Un soir que je m'y trouvais, à l'heure où la réunion était complète, la porte s'ouvrit avec fracas, et l'huissier annonça la comtesse Fanny de Beauharnais 1. Sa mise pré

1. La comtesse Fanny de Beauharnais, née à Paris en 1738, mourut le 2 juillet 1813. Elle était proche parente du marquis de Cepoy, père de la bru de Buffon; elle aimait et admirait l'auteur de l'Histoire naturelle, dont le génie inspira souvent sa muse; à ce double titre, elle était familièrement reçue au Jardin du Roi. J'ai publié dans les notes de la Correspondance (t. II,

tentieuse et de mauvais goût m'a trop vivement frappé pour que je n'en aie pas exactement conservé le souvenir. Elle portait, suivant une mode nouvelle, dont la reine avait donné le premier exemple, une coiffure de plus de dix-huit pouces de hauteur, remplie de plumes, de pierreries, d'aigrettes, de sujets en porcelaine', etc., qui y étaient répandus avec profusion. Sa robe, dite à l'anglaise,

p. 337) une pièce de vers ayant pour titre : Aux incrédules, qu'elle envoya à Montbard en 1780. On sait que la comtesse de Beauharnais, alliée par son mariage à la famille impériale, fut la marraine de la reine Hortense. La grande-duchesse Stéphanie, qui vient de mourir, était sa petite-nièce.

1. Cette coiffure compliquée était désignée sous le nom de pouff au sentiment. On en trouve dans les Mémoires de Bachaumont la description suivante : « Le pouff au sentiment est une coiffure qui a succédé au quésaco, et qui lui est infiniment supérieure par la multitude des choses qui entrent dans sa composition, et par le génie qu'elle exige pour la varier avec art. On l'appelle pouff à raison de la confusion d'objets qu'elle peut contenir, et au sentiment parce qu'ils doivent être relatifs à ce qu'on aime le plus. La description de celui de madame la duchesse de Chartres rendra plus sensible cette définition fort compliquée. Dans celui de Son Altesse Sérénissime, au fond, est une femme assise sur un fauteuil et tenant un nourrisson: ce qui désigne M. le duc de Valois et sa nourrice. A la droite est un perroquet becquetant une cerise, oiseau précieux à la princesse. A gauche est un petit nègre, image de celui qu'elle aime beaucoup. Le surplus est garni de touffes de cheveux de M. le duc de Chartres, son mari, de M. le duc de Penthièvre, son père, de M. le duc d'Orléans, son beau-père, etc. Toutes les femmes veulent avoir un pouff et en raffolent. >>

ouverte au corsage avec une sage réserve et soulevée sur chaque hanche par un vaste panier, était garnie de dentelles. Elle agitait un vaste éventail dont elle jouait avec de petits airs tout à fait plaisants. Lemierre1 et La Harpe2 l'accompagnaient. Lemierre regardait autour de lui en clignant les yeux, La Harpe, dont la figure était charmante, et qui ne le savait que trop, s'occupait de la sensation qu'il avait produite. Dès l'entrée de madame de Beauharnais, M. de Buffon était allé avec empressement à sa rencontre. Il lui prit la main et la conduisit à un sofa qui disparut aussitôt sous l'ampleur de ses paniers. Elle raconta qu'elle allait concourir pour divers prix académiques, et parla de compliments flatteurs reçus à l'occasion des couronnes qu'elle avait remportées à l'académie de Lyon. Je me rappelais involontairement, en l'écoutant, tout ce que M. de Rivarol 3

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1. Antoine-Martin Lemierre, né en 1723, mort en 1793, est l'auteur de deux poëmes et d'un grand nombre de tragédies. Buffon le protégeait, et il venait assidûment aux réceptions du Jardin du Roi.

2. Jean-François de La Harpe, né en 1739, mort en 1803, a eu souvent occasion de parler de Buffon, soit dans sa correspondance littéraire, soit dans son cours de littérature. Générale-ment il ne lui est pas favorable; il ne lui pardonne pas d'avoir préféré la prose à la poésie, et à la réserve avec laquelle il fait son éloge, on dirait qu'il craint de déplaire à Voltaire dont il encensa la fortune et sut conquérir l'amitié.

3. Antoine comte de Rivarol, né en 1753, mort en 1801, était du nombre de ceux qui appelaient Buffon le grand phra

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