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Amour de l'indépendance poussé jusqu'à la sauvagerie.

- Timidité naturelle.- Amour de la solitude: heureux et fâcheux effets qui en résultèrent. Fierté et grand sentiment de la dignité de l'écrivain, mais susceptibilité maladive. Sensibilité extrêmement vive, et imagination naturellement exaltée; influence de cette sensibilité et de cette imagination sur le caractère et la vie de Rousseau. Naturellement ombrageux et défiant, il n'était ni envieux, ni jaloux. Bonté de son âme; son amour des beautés de la nature; son amour de la justice et sa haine de l'iniquité sociale; son sens moral malheureusement émoussé sur certains points par diverses causes. Qu'on l'a accusé à tort d'hypocrisie, Conclusion.

de charlatanisme et d'ingratitude.

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Après avoir raconté la vie de Rousseau, je voudrais, avant de passer à l'étude de ses idées morales et politiques, résumer son caractère. Ce caractère n'a pas toujours été justement apprécié : exalté outre mesure par les uns, il a été indignement rabaissé par les autres. Il faut le voir tel qu'il fut, avec ses qualités et ses défauts, et dans ces défauts faire d'a

bord la part de l'éducation et ensuite celle de la maladie, ce que j'appellerai la part du médecin.

Les qualités de Rousseau, où l'on retrouve en quelque sorte l'empreinte de son berceau, c'est-àdire de la cité républicaine et protestante où il était né et de la famille plébéienne à laquelle il appartenait, furent, soit par leur exagération même, soit par l'effet des circonstances où il se trouva placé, tellement liées aux défauts et aux fautes qui firent le malheur de sa vie, qu'il est presque impossible de les en séparer. En les relevant successivement, je relèverai donc aussi les défauts et les fautes qui les accompagnent.

C'est d'abord une extrême simplicité dans la manière de vivre. Rousseau cût donné tous les festins les plus somptueux pour le frugal repas que Philémon et Baucis offrirent à Jupiter et à Mercure : c'étaient lå pour lui les vrais repas des dieux. « Qui décrira! s'écrie-t-il dans ses Confessions (II partie, livre VIII), qui sentira les charmes de ces repas composés, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, constance, intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux!» Il n'aimait pas moins la simplicité dans les meubles : quelle joie il éprouve quand il arrive dans la petite maison que

lui avait fait bâtir et préparer madame d'Epinay ! « Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement et avec goût (Ibid., liv. IX).» Même simplicité dans son habillement, au moins depuis la publication de son premier discours, époque où il entreprit de réformer sa manière de vivre. « Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs, je pris une perruque ronde, je posai l'épée (Ibid., liv. VIII). »

Malheureusement cet amour de la simplicité dans les mœurs fut peut-être une des causes qui concoururent à la perte de Rousseau. Ce fut par là qu'il s'attacha à Thérèse il trouvait en elle les mêmes goûts et lui croyait le cœur d'un ange; il ne voyait pas que ce qui était en lui distinction n'était en elle que vulgarité, et il lia ainsi son sort à celui d'une créature indigne de lui et qui exerça sur sa destinée la plus fâcheuse influence.

A cette qualité, la simplicité, s'en joignait une autre, que la première rendait plus facile et qui ne se démentit jamais chez Rousseau, le désintéressement; et ces deux qualités réunies se liaient à une troisième qui les suppose et à son tour les entretient: l'amour de l'indépendance. Pour être vraiment indépendant, il faut être vraiment indifférent au luxe et aux commodités de la vie et vraiment désintéressé; par conséquent celui qui veut conserver

une entière indépendance sent le besoin d'entretenir en lui la simplicité des goûts et le désintéressement. C'est ce que fit Rousseau.

Malheureusement il poussa trop souvent cet amour de l'indépendance jusqu'à la sauvagerie: pour conserver ou recouvrer sa liberté, il se fit sauvage. Cette sauvagerie s'explique aussi, d'ailleurs, par sa timidité naturelle, son manque de présence d'esprit et sa gaucherie dans le monde. Il se trouvait mal à l'aise dans certaines sociétés, non-seulement parce que, comme il le dit, il n'était pas fait pour elles, toute association inégale étant toujours désavantageuse au parti faible, mais aussi parce qu'il ne se sentait pas en état d'y paraître ce qu'il était. Rousseau nous a lui-même très-bien expliqué dans ses Confesssions (Ire partie, livre III) la gêne qu'il éprouvait dans le monde, et les maladresses qu'il y commettait et qu'il ne savait pas réparer.

De là, en partie, chez lui cet amour de la solitude qui eut sans doute un heureux effet sur le développement de son talent, mais qui eut aussi une fâcheuse influence sur son imagination et son état mental. C'est dans la solitude de Montmorency que commencèrent à paraître les premiers symptômes de sa funeste maladie (1); c'est dans celle de Wooton,

(1) Il y a une lettre adressée de Montmorency par Rousseau à son ami Moultou (23 décembre 1761), mais qui ne fut pas envoyée à son

en Angleterre, qu'elle arriva à son plus haut degré. Un quatrième trait du caractère de Rousseau est la fierté. Je n'ose pas dire la dignité, parce qu'il en manqua absolument dans plusieurs circonstances, soit par l'effet des vices de son éducation, soit par celui des travers de son esprit. Il y a pourtant une espèce de dignité dont il eut toujours le sentiment le plus profond et qu'il pratiqua toute sa vie au plus haut degré, je veux parler de la dignité de l'écrivain. Jamais il ne voulut faire de l'état d'auteur un métier. « Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense

adressé (elle a été trouvée dans les papiers de l'auteur), et où, en confessant sa maladie, il fait la part de la solitude où il vit : « Il y a six semaines, écrivait-il, que je ne fais que des iniquités, et n'imagine que des calomnies contre deux honnêtes libraires, dont l'un n'a de tort que quelques retards involontaires, et l'autre un zèle plein de générosité et de désintéressement, que j'ai payé, pour toute reconnaissance, d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur, inspirée dans la solitude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison avant la vie ; en faisant des actions de méchant, je n'étais qu'un insensé. » Dans cette lettre, Rousseau faisait ses adieux à son ami

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et lui annonçait le dessein de mettre fin à ses jours: « Mon sort est <

décidé, disait-il,... et quand il sera temps, je pourrai, sans scrupule, prendre chez Mylord Édouard les conseils de la vertu même. »

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