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cause de leur inimitié, « c'est, répondit-il, que je sens que mon existence était attachée à la sienne : il est mort, je ne tarderai pas à le suivre (1). » Mais, tandis que Voltaire avait quitté sa retraite de Ferney pour venir mourir à Paris, au milieu du plus éclatant triomphe, on dirait que Rousseau eût voulu fuir tout exprès la grande ville pour aller achever sa vie au sein de cette belle nature qu'il avait tant aimée. A la fin de 1778, après huit ans de séjour à Paris, il se transporta à Ermenonville, dans une délicieuse campagne où M. de Girardin lui avait offert un asile: il n'y devait vivre qu'une quarantaine de jours; il mourut dans la matinée du 2 juillet.

Voici comment son ami le médecin Le Bègue de Presle, qui l'avait accompagné à Ermenonville, et qui assista, non pas, il est vrai, à sa mort, mais à l'ouverture de son corps, raconte cet événement dans une notice publiée le mois suivant:

« Le jeudi (2 juillet), il se leva de bonne heure, se promena dehors, suivant son usage, jusqu'à l'heure de son déjeuner, qu'il fit selon sa coutume avec du café au lait préparé par sa femme, et dont elle prit une tasse, ainsi que sa servante. Aussitôt après le déjeuner, il demanda à sa femme

(1) Voy. Lettre de Stanislas Girardin à M. Mussel-Pathay.

de l'aider à s'habiller, parce que la veille il avait promis d'aller au château dans la matinée. Il se préparait à sortir, lorsqu'il commença à se sentir dans un état de malaise, de faiblesse et de souffrance générale. Il se plaignit successivement de picotement très-incommode à la plante des pieds d'une sensation de froid le long de l'épine du dos, comme s'il y coulait un fluide glacé; de quelques douleurs de poitrine, et surtout, pendant la dernière heure de sa vie, de douleurs de tête d'une violence extrême qui se faisaient sentir par accès: il les exprimait en portant les deux mains à sa tête, et disant qu'il semblait qu'on lui déchirait le crâne. Ce fut dans un de ces accès que sa vie se termina; et il tomba de son siége par terre. On le releva à l'instant, mais il était

mort. »

Je ferai ici une remarque dont on verra plus tard l'importance: c'est que, dans cette relation, il n'est nullement question des douleurs de colique dont, suivant le récit de René Girardin (1), Rousseau se serait plaint dans les derniers moments de sa vie.

Le lendemain de sa mort, le lieutenant du bailliage et vicomté d'Ermenonville, le procureur fiscal de ce bailliage, le sergent de cette juridiction et deux chirurgiens se transportèrent dans la demeure de

(1) Voyez dans les pièces justificatives de la Lettre de Stanislas Girardin à M. Musset-Pathay (Paris, 1814), la Lettre à Sophie, comtesse de *, par René Girardin, sur les derniers moments de J. J. Rousseau, datée d'Ermenonville, le juillet 1778 (p. 43, 44),

Rousseau pour constater légalement son décès (1). On ouvrit ensuite le corps, comme Rousseau en avait lui-même témoigné le désir afin que l'on recherchât les causes des maux auxquels il avait été sujet en différents temps de sa vie; cette opération fut faite par le chirurgien de Senlis Casterès, avec l'aide de deux experts nommés par le lieutenant du bailliage, et en présence de Le Bègue de Presle et d'autres personnes. Nous en avons le rapport (2) qui constate que le corps ne portait ni taches, ni boutons, ni dartres, ni blessures, si ce n'est une légère déchirure au front, occasionnée par la chute du défunt sur le carreau de sa chambre, au moment où il fut frappé de mort; que toutes les parties internes du corps étaient parfaitement saines, et que, selon toute apparence, la mort avait dû être occasionnée par un épanchement de sérosité dans le

cerveau.

Disons enfin que le fameux sculpteur Houdon, appelé à Ermenonville par M. de Girardin, moula la tête de Rousseau (3)!

(1) Voyez dans la brochure citée plus haut (p. 22) l'Extrait des minutes du greffe du bailliage et vicomté d'Ermenonville.

(2) Même brochure, p. 24-27.

(3) «J'ai voulu, du moins, dit M. de Girardin, conserver à la postérité les traits de cet homme immortel. M. Houdon, fameux sculpteur, que j'ai envoyé avertir, est venu promptement mouler l'em

Malgré tout cela, la mort de Rousseau a été regardée, dans le temps même où elle est arrivée, comme l'effet d'un suicide, soit par le poison (1), soit par le pistolet; et cette opinion a été soutenue depuis, je ne dis pas seulement par les ennemis de Rousseau (il était tout simple que les gens qui ont accusé Voltaire d'être mort en mangeant ses excréments (2), accueillissent avec joie et se fissent un plaisir de propager l'accusation de suicide portée contre Rousseau), mais par des amis et des admirateurs comme Corancez, madame de Staël et en dernier lieu Musset-Pathay. Voyons donc sur quels arguments ils se sont appuyés pour la soutenir, et quelle est la valeur de ces arguments.

Je dois déclarer d'abord que, pour moi, il s'agit ici bien plus d'établir la vérité des faits, dans l'intérêt même de la vérité, que de disculper la mémoire de Rousseau d'une accusation fâcheuse et d'enlever une arme aux ennemis de la philosophie. Car, à vrai

preinte de son buste; et j'espère qu'il sera ressemblant, car pendant deux jours qu'il est resté sur son lit, son visage a toujours conservé toute la sérénité de son âme; on eût dit qu'il ne faisait que dormir en paix, du sommeil de l'homme juste. »>

(1) « L'opinion généralement établie sur la nature de la mort de Jean-Jacques, écrit Grimm dans sa Correspondance en juillet 1778, n'a pas été détruite par le récit de M. Le Bègue de Presle, son ami. On persiste à croire que notre philosophe s'est empoisonné lui-même.» (2) Voy, page 257 du premier volume de cet ouvrage.

dire, l'honneur de Rousseau ni celui de la philosophie ne peuvent être ici en cause. Quand il serait démontré que Rousseau s'est donné la mort, il n'y aurait absolument aucune conséquence à tirer de ce suicide, ni contre Rousseau, ni contre la philosophie, puisque ce fait n'aurait pas été un acte de sa libre volonté, mais un effet naturel de la maladie mentale dont il était atteint. Il n'est que trop bien établi que, dans les dernières années de sa vie, Rousseau a été sujet à de vrais accès de folie: c'est dans un accès de ce genre (il l'a lui-même avoué) qu'il avait quitté l'Angleterre, dont le sombre climat avait certainement contribué à altérer sa tête déjà malade; pendant son séjour de huit années à Paris, il donna, par intervalles, de nouvelles preuves de folie. Si donc il s'était réellement suicidé, cet acte aurait été la conséquence toute naturelle de cette maladie arrivée à son dernier terme. C'en eût été la crise finale.

C'est précisément ce qui explique que le bruit du suicide de Rousseau se soit si facilement répandu et accrédité. Et puis, on le sait assez, quand une fois une opinion s'est formée dans le public, elle devient une sorte de préjugé indestructible. Le récit de Le Bègue de Presle, destiné à démentir ce bruit, ne parvint pas à le détruire, comme l'atteste la Correspondance de Grimm.

Parmi ceux qui ont soutenu l'opinion du suicide

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