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éclata. Hume de son côté, sans se justifier, l'attaqua violemment. Je ne puis entrer dans le détail de cette querelle, où malheureusement beaucoup d'écrivains français, Voltaire à leur tête, prirent parti contre Jean-Jacques, qui n'avait pas cependant tout à fait tort, dont la tête d'ailleurs était malade et dont il eût fallu mieux respecter le génie. Le malheureux Rousseau quitta brusquement l'Angleterre après un séjour de seize mois, dans une agitation qui tenait du délire (1), et qui ne cessa que lorsqu'il eût débarqué en France.

ètre sage et heureux; vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme : démon.. trez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun, cela les fâchera sans vous faire tort. Mes États vous offrent une retraite paisible: je vous veux du bien, et je vous en ferai si vous le trouvez bon; mais si vous vous obstinez à rejeter mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l'esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez; je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits, et, ce qui sûrement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l'air. Votre bon ami Frédéric. » — Le trait final fut fourni par Hume, qui, dans un dîner chez lord Ossory, où cette lettre avait été lue, proposa l'addition de cette plaisanterie, chose qu'il n'aurait pas dû se permettre dans les termes où il était alors avec Rousseau, et qui lui enlevait le droit de se déclarer étranger au persiflage de Walpole.

(1) Il a lui-même avoué plus tard à son ami Corancez qu'il avait quitté l'Angleterre dans un véritable accès de folie.

S'étant arrêté à Amiens, où il vit le poëte Gresset, il reçut des habitants un accueil qui aurait dû le consoler et le rassurer. Il en fut d'abord touché; puis, en réfléchissant sur cet accueil, il s'imagina qu'on s'était raillé de lui. La corde fatale résonnait toujours.

Après avoir passé quelques jours à Fleury-sousMeudon, dans une campagne appartenant au marquis de Mirabeau, l'ami des hommes, il alla s'installer près de Gisors, à Trye, château appartenant au prince de Conti, et y vécut quelque temps sous le nom de Renou, nom que le prince avait désiré qu'il prit pour sauver les apparences, le décret rendu contre lui n'étant pas encore révoqué.

Enfin, l'esprit public qu'il avait, avec Voltaire, tant contribué à former, étant devenu à son tour une véritable puissance, plus forte que le parlement, le clergé el la cour, Jean-Jacques Rousseau put reprendre son nom glorieux et revenir habiter Paris dans une rue qui porte aujourd'hui ce grand nom (elle s'appelait alors rue Plâtrière). Il n'était pourtant pas encore à l'abri de toute persécution. Ayant lu dans quelques cercles ses Confessions, qu'il avait achevées en Dauphiné, où il avait séjourné quelque temps avant de se décider à revenir à Paris, la police intervint à la réquisition de madame d'Épinay, et l'auteur dut cesser ses lectures.

C'est pendant ce séjour à Paris, qui dura huit années (1770-1778), qu'il composa, à la demande du comte de Wielhorski, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772), cette consultation d'un philosophe qui devait être inutile à ceux qui l'avaient réclamée, puisque, dans le temps même où elle partait de Paris, le démembrement de la Pologne était déjà décidé entre les trois puissances voisines; ses trois dialogues: Rousseau juge de Jean-Jacques (1775-1776), cette lutte pénible d'un esprit malade contre les fantômes qu'il se crée à lui-même; enfin ses Rêveries du promeneur solitaire, ce mélancolique supplément aux Confessions qui fut comme le dernier soupir de son âme au moment de quitter la terre. Sa dernière promenade est de 1778, c'est-à-dire de l'année même de sa mort.

Je n'ai pas le courage de vous raconter les nouveaux actes de folie que commit Rousseau pendant son séjour à Paris. Un des plus tristes est le mémoire qu'il fit pour solliciter de la pitié publique un asile, même l'hôpital. J'aime mieux vous faire remarquer avec M. Henri Martin (1) que, dans sa folie, malgré la conviction où il était qu'un atroce complot l'avait déshonoré et lui avait aliéné jusqu'aux petits enfants, il n'a pas eu un mot de haine contre ceux qu'ii

(1) Histoire de France, t. XVI, p. 398.

regardait comme ses persécuteurs. « On ne l'entend jamais dire de mal de personne », ont déclaré ceux qui l'ont fréquenté dans ses dernières années, Corancez et Bernardin de Saint-Pierre. Il rendait justice aux talents de ses ennemis, vrais ou supposés, et du fond de sa retraite, applaudissait aux éclatants honneurs rendus à Voltaire par les habitants de Paris. Il fut très-vivement affecté par la mort de ce grand homme, et le suivit de bien près dans la tombe. Voltaire est mort le 30 mai 1778; Rousseau, le 3 juillet de la même année. On a affirmé qu'il avait mis fin à ses jours; quelle est la valeur de cette assertion? c'est ce que je me réserve d'examiner dans la prochaine leçon.

VINGT ET UNIÈME LEÇON.

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JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

L'HOMME SA MORT. S'EST-IL SUICIDE?

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La

Récit des derniers moments de Rousseau d'après Le Bègue de Presles; Résumé et conclusion du procès-verbal de l'autopsie du corps; - Masque de la tête moulé par Houdon; Malgré tout cela, bruit de suicide répandu dès cette époque, et même opinion soutenue depuis. Examen des arguments qu'ont fait valoir en faveur de cette opinion: 1° madame de Staël; 2o Corancez. supposition du suicide par le pistolet invinciblement réfutée par le masque de Houdon. Que l'hypothèse de l'empoisonnement ne s'appuie sur aucune raison décisive : les erreurs qu'on peut relever dans le procès-verbal de l'autopsie ne prouvent pas que la mort de Rousseau n'ait pas été naturelle, et les circonstances qui ont précédé cette mort ne le prouvent pas davantage. — Conclusion. Les restes de Rousseau déposés dans l'île des Peupliers à Ermenonville, puis réunis par la Convention à ceux de Voltaire dans le Panthéon (d'où ils ont été secrètement enlevés en 1814). Décrets de la Constituante, de la Convention et du Directoire pour l'érection d'une statue. Une promenade de Bonaparte à Ermenonville.

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Rousseau, ai-je dit à la fin de la dernière leçon, fut très-vivement affecté par la mort de Voltaire. Comme on lui en témoignait quelque surprise à

BARNI.

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