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après Montesquieu, que les Lettres persanes allaient bientôt rendre célèbre (1721), et seize ans après Voltaire.

C'est aux environs de Bordeaux qu'est né Montesquieu, c'est aux environs de Paris qu'est né Voltaire, c'est à Genève qu'est né Rousseau. Chacun de ces esprits a eu le berceau qui lui convenait. Celui dont le rôle devait être d'épurer la morale et de transformer l'ordre politique d'après les principes républicains, ne pouvait avoir une meilleure origine que la protestante et républicaine Genève (1).

Sa famille, originaire de France (2), avait tenu un rang honorable dans la bourgeoisie; mais son père, qui était à la fois fabricant de montres et maître de danse, était fort léger de caractère, homme d'esprit d'ailleurs et doué d'une sensibilité d'artiste. Sa mère, Suzanne Bernard, était une femme d'un cœur tendre et dévoué et d'un esprit élevé. On a remarqué que tous les hommes éminents ont eu pour mères des femmes distinguées; la mère de Rousseau

(1) J. J. Rousseau n'est pas né dans la rue qui porte son nom, et par conséquent dans la maison indiquée par une inscription qui date de 1793 et que nous y voyons encore, mais, comme l'ont établi les documents officiels recherchés par M. Th. Heyer, dans la Grand'rue, no 2. (Voy. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, p. 4 et 5.)

(2) Ses ancêtres, libraires à Paris, étaient venus chercher à Genève, au milieu du XVIe siècle, un refuge pour leur foi.

ne fit pas exception à la règle. Malheureusement elle mourut en lui donnant le jour. « Je coûtai la vie à ma mère, dit-il dans ses Confessions, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. »

Voilà donc Rousseau privé de sa mère en naissant, et élevé par un père qui avait plus d'esprit que de bon sens, plus d'imagination que de jugement, plus de sensibilité que de sentiment de ses devoirs. Né lui-même avec une sensibilité maladive, son imagination fut exaltée de bonne heure (dès l'âge de six ans) par la lecture des romans, puis, ce qui valait mieux, mais ce qui n'était pas non plus sans danger pour un si jeune enfant, par celle des Hommes illustres de Plutarque. Mais laissons-le luimême raconter l'effet que firent sur lui ses premières lectures.

« Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter

qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux: Allons nous coucher; je suis plus enfant que toi.

>> En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non-seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses que j'éprouvai coup sur coup n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.

>> Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère fut épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres ; et cela ne pouvait guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Église et de l'Empire par Lesueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque, l'Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, la Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le

plaisir que je prenais à le lire sans cesse me guérit un peu des romans et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république, et fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie ; le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de Scævola, on fut effrayé de me voir avancer la main sur un réchaud pour représenter son action. »

Quels que fussent les défauts et les dangers de ce genre d'éducation, qui avait d'ailleurs ses avantages, Rousseau le recevait au moins de son père, qui lui témoignait une grande tendresse. Mais le pauvre enfant se vit, à l'âge de dix ans, privé de cet appui. M. Isaac Rousseau, s'étant pris de querelle avec un capitaine retraité, du nom de Gautier, et s'étant, malgré les lois, battu en duel avec lui, fut condamné à comparaître devant le Conseil, et suivant la loi de

ce temps (loi si justement critiquée par Voltaire) (1) à demander pardon, genoux en terre, à Dieu et à la Seigneurie (2). Il aima mieux s'expatrier que de se soumettre à une telle humiliation, et il n'y aurait qu'à l'en louer si, en quittant Genève, il n'y avait laissé un enfant qu'aucune considération ne lui devait faire abandonner. Jean-Jacques a raison de dire les suites de celte aventure ont influé sur le reste de sa vie.

que

Il fut recueilli par son oncle Bernard, qui le mit en pension, avec son propre fils, à Bossey, chez le ministre Lambercier. « Deux ans passés au village, dit Rousseau, adoucirent un peu mon âpreté romaine et me ramenèrent à l'état d'enfant »; mais il faut le dire, d'après ses confidences, d'enfant non moins précoce du côté du tempérament que du côté de l'intelligence.

A son retour à Genève, il rentra chez son oncle, << homme de plaisir, dit-il lui-même, ainsi que mon père », et qui ne prit guère soin de lui. Il y passa et y perdit deux ou trois ans. Après de longues délibérations, on se décida à le faire entrer chez un greffier, pour y apprendre ce que son oncle appelait l'utile métier de grapignan; mais il fut bientôt renvoyé ignominieusement du greffe pour cause

(1) Voy. t. ler, p. 298.

(2) Voy. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, qui a rectifié, d'après des documents officiels, la version de Rousseau sur ce point.

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