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courait pas de dangers réels, sa liberté du moins était menacée. Une nuit, il est averti par un billet du prince de Conti que lui envoyait la maréchale de Luxembourg, que, malgré tous les efforts de ce prince, on était décidé à procéder contre lui à toute rigueur. << La fermentation, marquait ce billet, est extrême, rien ne peut parer le coup; la cour l'exige, le parlement le veut; à sept heures du matin, il sera décrété de prise de corps, et l'on enverra sur le champ le saisir; j'ai obtenu qu'on ne le poursuivra pas s'il s'éloigne ; mais s'il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris.» Rousseau se lève à la hâte, va trouver Mme de Luxembourg, qui l'attend, et, de concert avec elle, se dispose à quitter immédiatement la France. Il partit le lendemain, et se réfugia sur le territoire de Berne, à Yverdon.

Il y était à peine arrivé qu'il apprit que l'Émile et le Contrat social venaient d'être brûlés à Genève par la main du bourreau, et qu'il avait été lui-même décrété dans cette ville, neuf jours après l'avoir été à Paris. L'Émile, condamné, entre autres motifs, par cette raison que des hommes élevés dans de pareilles maximes seraient préoccupés de la tolérance (1), avait été lacéré et brûlé à Paris, au pied du grand escalier

(1) Voyez l'arrêt du Parlement dans les Documents officiels et contemporains sur quelques-unes des condamnations dont l'Émile et le Contrat social ont été l'objet en 1762, par Marc Viridet, Genève, 185).

du palais par l'exécuteur de la haute justice, le 11 juin 1762; il fut lacéré et brûlé à Genève devant la porte de l'hôtel de ville, le 19 du même mois. Vous voyez que les compatriotes de Rousseau n'avaient pas perdu de temps pour imiter la conduite du parlement de Paris. On se dépêcha si fort que le procureur général, Jean Robert Tronchin, déclare, dans ses Conclusions, n'avoir pas eu le loisir d'examiner en détail les deux ouvrages qu'il propose de condamner au feu.

Comment expliquer tant de précipitation et tant de rigueur contre des livres et un homme qui jetaient une si grande gloire sur Genève?

M. Gaberel, dans son ouvrage sur Rousseau et les Genevois (p. 40), explique ces mesures en disant que le Conseil de Genève crut faire un acte de bonne politique, une chose agréable à M. de Choiseul, en imitant la conduite du parlement français à l'égard de l'Émile (1). » Cette raison, qui d'ailleurs, aggrave plutôt qu'elle n'atténue le tort des magistrats de Genève à l'égard de Rousseau et de ses livres, a pu en effet influer sur leur conduite, et certaines phrases des Conclusions du procureur général semblent la confirmer. C'est ainsi qu'il reproche à l'auteur de

(1) C'est aussi là une des causes par lesquelles un contemporain, Charles Pictet, expliquait la sentence rendue contre Rousseau dans une lettre dont il va être question tout à l'heure.

l'Emile: « une satire indécente de la religion du pays où il fut accueilli (singulière accusation de la part d'un protestant), et des traits insultants contre une nation puissante et respectable, dont il n'a encore éprouvé que la patience et la bonté. Mais il y eut évidemment une autre cause dont il faut bien aussi tenir compte c'était tout simplement l'intolérance théologique à l'endroit de la pensée philosophique. Cette intolérance se manifeste clairement, entre autres passages, dans cette phrase du rapport de M. Tron chin : « La religion révélée, objet capital de l'éducation, devient chez lui l'objet de la discussion la plus téméraire; il lève d'une main hardie le voile de ses mystères; il en mesure les dogmes à ses idées particulières; il n'en sape pas les fondements, il s'efforce tout ouvertement de les renverser; il voudrait en arracher les plus fermes appuis, les miracles et les prophéties. >>

On aurait pu se borner d'ailleurs à brûler et à prohiber les livres de Rousseau : cela eût suffi sans doute pour contenter le gouvernement français, à qui l'on voulait plaire, et c'est aussi tout ce que demandait le procureur général; mais ses Conclusions ne prévalurent pas sur ce point. Le Conseil, après avoir rendu un premier arrêt contre l'Émile et le Contrat social, en rendit un second contre la personne de J.-J. Rousseau, déclarant « qu'au cas qu'il vienne dans la ville

ou dans les terres de la Seigneurie, il devra ètre saisi et appréhendé, pour être ensuite prononcé sur sa personne ce qu'il appartiendra. »

« On dit, ajoute M. Marc Viridet (loc. cit. p. 24), après avoir rapporté ce double arrêt, extrait des registres du Petit-Conseil, « on dit, mais les registres du Petit-Conseil n'en font pas mention, qu'un seul magistrat, Jalabert, combattit le sentiment des autres au sujet de Rousseau, et ne fut point écouté (1).

Mais, en dehors du Conseil, les protestations ne manquèrent pas. Une lettre qui blâmait vivement l'arrêt du sénat circula rapidement dans le public; l'auteur de cette lettre, Charles Pictet, membre du

(1) On connaissait déjà par une lettre de Rousseau à Moultou (du 6 juillet 1762), la conduite de Jaiabert dans le Conseil; les lettres de Moultou à Rousseau, récemment publiées par M. StreckeisenMoultou dans le recueil intitulé : J.-J. Rousseau, ses amis el ses ennemis. (Paris, Michel Lévy, 1865), vantent à plusieurs reprises cette conduite. Mais en y voit que Jalabert ne fut pas tout à fait le seul magistrat de son avis : il y est aussi question du syndic Mussard, comme ayant défendu chaudement le Contrat social de Rousseau (op. cit., t. I, p. 41), el en général de trois ou quatre hommes sages qui ont résisté au torrent (p. 45). Il paraît, d'après les registres du Petit-Conseil, que ce corps ne jugea pas à propos de mentionner leur opposition. Moultou constate (ibid.) comme une chose aussi singulière qu'étonnante la passion avec laquelle Rousseau fut jugé. « Une dévo tion mal entendue, écrit-il, a offusqué la raison de la plupart, et ils n'ont pas vu qu'ils n'étaient que les instruments de la politique des autres. >>

conseil des Deux-Cents, et un autre citoyen genevois, Emmanuel Duvillard, marchand libraire, accusés de l'avoir répandue, furent mis en prison, puis condamnés à demander pardon à Dieu et à leur Seigneurie, et suspendus, le premier pour un an, et le second pour six mois, de leurs droits de bourgeoisie (1). Un autre fait, tout récemment révélé par M. Streckeisen-Moultou, dans sa préface aux OEuvres et correspondances inédites de J.-J. Rousseau (p. XII), mérite d'être rapporté ici. « Le soir même du jour où l'Emile était brûlé par la main du bourreau, Mme Moultou se rendait dans une nombreuse assemblée; son mari, déjà souffrant précédemment, et, de plus, accablé par l'événement de la journée, n'avait pas eu le courage de l'y accompagner. Un des premiers magistrats de la ville, dont les principes étaient opposés à ceux de Moultou, la voyant entrer sans ce dernier, s'approcha d'elle et lui demande la raison qui l'amène toute seule. Mon mari, répond-elle, est indisposé. La fumée de l'Emile lui aura sans doute saisi la gorge, dit le magistrat. -La fumée de l'Émile, monsieur, répliqua Mme Moultou, est allée tout entière sur le Conseil, et Dieu veuille que ses yeux n'en pleurent pas pour longtemps! » Cette admirable réponse est restée dans la famille Moultou comme une tradition;

(1) Vöy. dans la brochure déjà citée, de M. Viridet (p. 27-41), les procès-verbaux de cette curieuse affaire et la lettre condamnée.

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