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beaucoup d'esprit, et qui n'a d'esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l'outrager. »

Il est curieux aussi de voir quel fut pour Genève le résultat du débat engagé entre Rousseau et d'Alembert. Huit ans à peine après la publication de la Lettre sur les spectacles, en avril 1766, au milieu des discussions civiles qui s'étaient renouvelées et qui étaient devenues plus vives que jamais, un entrepreneur établit un théâtre avec la permission du gouvernement; mais la salle ayant été brûlée deux ans après (février 1768), on ne manqua pas d'attribuer cet incendie aux amis de Rousseau, le sénat n'osa pas donner une permission nouvelle pour le rétablissement du théâtre; et il fallut que les particuliers qui ne pouvaient se passer de ce divertissement se cotisassent (1773) pour faire construire à Châtelaine, village alors français, une salle de spectacle dont nous voyons encore le bâtiment. Le théâtre ne fut rétabli à Genève que plus tard, dans des circonstances analogues à celles qui l'avaient déjà fait tolérer. A l'époque de la nouvelle intervention du gouvernement français, en 1782, le gouver. nement de Genève fit venir des comédiens qui restèrent après l'édit de pacification; et il fit construire lui-même une salle, qui fut ouverte le 18 octobre 1783, celle même qui subsiste encore aujourd'hui. Ainsi la lettre de Rousseau n'empêcha pas l'établis

sement d'un théâtre dans sa ville natale, et cet établissement n'eut pas tous les effets qu'il en prédisait. « Il est donc prouvé par le fait, » comme le remarque un de ses éditeurs, M. Pétitain, après avoir rapporté les détails précédents, il est done prouvé par le fait qu'en employant toute son éloquence pour empêcher l'établissement d'un théâtre dans sa patrie, l'illustre philosophe de Genève a fait plus de bruit que la chose ne valait..

Oui, cela est vrai, mais il ne faudrait pas regretter que Rousseau ait écrit cet ouvrage, même tel qu'il est, avec ses paradoxes et ses exagérations. Comme le dit si bien M. Villemain (1), « la thèse académique a disparu, le sentiment moral prédomine. Souvenirs de l'antiquité et des vies de Plutarque, mœurs pures de quelques peuples modernes pauvres et simples, vertus républicaines, douces vertus de famille, de combien d'heureux et touchants tableaux vous remplissez ces pages, écrites par un solitaire dans le dépit des passions et l'amertume du cœur ! » Il y a, en effet, dans Rousseau, un grand sentiment, qui compense bien des défauts. D'Alembert, quoiqu'il n'ait pas toujours lui-même bien posé la question, a presque toujours raison contre lui; mais il ne s'élève jamais jusqu'à cet idéal de la vie morale,

(1) Tableau de la littérature au XVIIIe siècle, 24o leçon,

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que Rousseau aime à contempler et qui inspire si bien son éloquence.

Si maintenant nous cherchons à résumer le rôle de d'Alembert au xvitre siècle, dans l'ordre des idées morales et politiques, voici ce qu'il est juste de dire. Il n'a, dans cet ordre d'idées, ni découvert, ni même marqué d'une forte empreinte aucune des grandes pensées qui font la gloire de ce siècle; mais il a adopté, soutenu et propagé, soit dans l'Encyclopédie, dont il a été l'un des fondateurs, et dont il a écrit la préface, soit dans d'autres ouvrages, la philosophie de son temps, en ce qu'elle offrait de vrai, de large, de généreux, comme aussi en ce qu'elle avait de faux, d'étroit, d'insuffisant; et il a été l'un de ses plus utiles patrons, non-seulement par le talent de littérateur qu'il joignait au génie du géomètre, et par la considération que lui donnaient ce double talent et la dignité de son caractère, mais encore par la grande position qu'il occupait dans les Académies. Avec lui, la philosophie nouvelle prit rang dans ces sociétés officielles; nous avons vu qu'elle y perdit quelque chose du côté de la franchise; mais elle obtint ainsi plus de force contre ses adversaires et plus d'empire dans certaines classes. D'Alembert était précisément l'homme dont elle avait besoin pour étendre son crédit jusque dans ces régions.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME,

ERRATA

Page 28, ligne 11, au lieu de ne l'aurait jamais employé, lisez ne l'avait jamais employé

P. 34, 1. 1, au lieu de où il lui prodigue, lisez où il prodigue à Rousseau

P. 46, 1. 5 et 6, au lieu de Rousseau juge Jean-Jacques, lisez Rousseau juge de Jean-Jacques

P. 69, 1. 23 (note), au lieu de votre gloire à l'air, lisez votre gloire à l'être

P. 88, 1. 13, au lieu de quel invariable argument, lisez quel invincible argument

P. 92, 1. 1, au lieu de n'y avaient pas, lisez n'y aient pas

P. 131, 1. 22, au lieu de dans sa raison, lisez sans la raison

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