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insister aussi sur ce que nous nous devons à nous-mêmes ; nous inspirer les règles de conduite qui peuvent contribuer à nous rendre heureux; nous apprendre à aimer nos semblables et à les craindre, à mériter leur estime et à nous consoler de ne la pas obtenir; enfin à trouver en nous la récompense des sentiments honnêtes et des actions vertueuses. »

L'idée qu'exprime ici d'Alembert devait éclore au XVIIIe siècle avec l'affranchissement de la morale. Elle a été adoptée par le plus grand des moralistes de ce siècle, par Kant (1); et, si des essais malheureux, comme ceux de Volney et de Saint-Lambert, ont pu la compromettre, ils n'en ont pas détruit la vérité et la valeur; elle reste toujours comme un but proposé aux efforts des philosophes. Je ne me dissimule pas les difficultés que présente l'exécution de cette idée ; mais je ne la tiens pas pour radicalement impossible les matériaux en sont épars dans tous les monuments de la sagesse humaine, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, en passant par l'Évangile, où les philosophes mêmes peuvent et doivent puiser comme dans un admirable livre de morale; il ne s'agirait plus que de les coordonner

(1) Voyez Critique de la raison pratique, p. 378 de ma traduction, et p. 188 et suiv. de mon Examen de cet ouvrage. Kant a même tracé un fragment d'un catéchisme de ce genre dans sa Doctrine de la vertu (p. 170 de ma traduction).

dans un ensemble imposant et simple, qui aurait à la fois le prestige de l'autorité des siècles et la force de la raison universelle. C'est encore là une tâche que le xvIIIe siècle a léguée au nôtre, et que l'avenir accomplira certainement (1).

(1) C'est ce que j'avais déjà dit dans mon Examen de la critique de la raison pratique (p. 332). Je l'ai répété et je le maintiens avec la même confiance, parce qu'il y a là un nouveau besoin de l'humanité à satisfaire.

TRENTE-NEUVIÈME LEÇON.

D'ALEMBERT.

SA POLÉMIQUE AVEC J. J. ROUSSEAU SUR LA QUESTION DU THÉATRE.

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Origine de cette polémique : le vœu exprimé dans l'article Genève de l'Encyclopédie donne lieu à la Lettre de Rousseau sur les spectacles, à laquelle répond d'Alembert. Exposition critique des considérations invoquées par Rousseau et de celles que lui oppose son antagoniste, sur le caractère, le but et les effets au Ineatre, sur le Misanthrope de Molière, sur l'état de comédien, sur la convenance de l'établissement d'un théâtre à Genève. Comment la réponse de d'Alembert fut appréciée par Rousseau. Que la lettre de Rousseau n'a point empêché l'établissement d'un théâtre à Genève, mais qu'elle n'a point été pourtant une œuvre stérile. Conclusion sur d'Alembert.

Je ne veux pas quitter d'Alembert sans parler de la polémique qui s'éleva entre Rousseau et lui sur la question du théâtre, à propos de son article Genève (tome VII de l'Encyclopédie); il s'agit là, en effet, d'une grave et délicate question de morale et de politique, et il est curieux de la voir débattue entre ces deux grands esprits.

Dans cet article, qui témoignait d'ailleurs de la

vive sympathie des philosophes français pour la république de Genève, pour ses institutions et ses mœurs, et même pour sa religion et son culte, d'Alembert exprimait le vœu que le gouvernement de cette république permit l'établissement d'un théâtre, chose qu'il n'avait pas soufferte jusque-là, excepté pendant l'année 1737, à l'époque de la médiation des trois puissances (France, Sardaigne et cantons suisses), et sur la demande de leurs ambassadeurs.

Ce vœu répondait au but que poursuivait Voltaire depuis qu'il était venu fixer sa résidence sur le territoire de Genève (1755), et il répondait aussi au désir d'une partie de la société génevoise, qui montrait un goût très-vif pour ce divertissement défendu. L'hôte des Délices s'étant vu entraver dans le dessein qu'il avait conçu de donner en son château des représentations où devaient, non-seulement assister, mais jouer plusieurs personnes de Genève, avait fait construire sur la frontière génevoise, à Tournay, un théâtre où quelques dames de la ville remplirent des rôles à côté des acteurs de la Comédie française, entre autres du fameux Lekain; il finit même par faire représenter des pièces aux Délices, «malgré les perruques génevoises » (1). Il voulait plus : il voulait

(1) « Eh bien, j'ai réussi, écrivait-il; j'ai fait pleurer tout le conde Genève; Lekain a été sublime, et je corromps la jeunesse de

qu'un théâtre public s'établit dans la cité de Calvin ? D'Alembert, qui était venu aux Délices avant de composer son article sur Genève, et qui avait assisté aux représentations données par Voltaire, se fit l'interprète de cette pensée dans l'Encyclopédie.

Mais si cette pensée de Voltaire était partagée par un grand nombre de Génevois, elle était vivement repoussée, je ne dis pas seulement par les pasteurs, mais par beaucoup de citoyens attachés aux vieilles mœurs et craignant le fâcheux effet des représentations théâtrales, et de l'introduction d'une troupe de comédiens dans les murs de Genève.

Jean-Jacques Rousseau se fit le représentant de ces derniers en répondant à l'article de d'Alembert par sa Lettre sur les spectacles. Il avait pourtant composé lui-même et fait représenter des pièces de théâtre; mais il ne reculait pas devant l'inconséquence quand il s'agissait de défendre un paradoxe qui le séduisait, et ici l'inconséquence ne faisait que rendre le paradoxe plus piquant. Il devait aussi lui plaire, sans doute, de se poser, dans son pays natal, en face de deux hommes tels que Voltaire et d'Alembert, comme le défenseur des vieilles mœurs et des vieilles lois de sa patrie, que d'ailleurs ses souvenirs d'enfance et ses goûts lui rendaient toujours chères.

cette pédante ville. » (Voyez Voltaire et les Génevois, par Gaberel, chap. VI.)

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