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est une branche de la morale, science des devoirs et des droits. Toute la philosophie politique de d'Alembert est renfermée dans les divisions de sa morale intitulées: Morale des législateurs, Morale des États et Morale du citoyen, et qui correspondent au droit politique proprement dit, au droit des gens et au droit civil; nous n'avons qu'à suivre ces divisions pour en extraire les idées de notre philosophe en matière politique. Je ne ferai pourtant pas une analyse régulière de ces trois branches de sa morale, parce qu'il y enveloppe trop souvent sa pensée sous des formes qui manquent de franchise, et parce que, soit prudence, soit à cause de la nature même de son ouvrage, qui n'est qu'un Essai sur les éléments de philosophie, il indique souvent les questions plutôt qu'il ne les résout. Je me bornerai donc, sans le suivre pas à pas, à recueillir dans cet ouvrage ses idées politiques les plus importantes, celles qui, sans lui revenir en propre (il n'est guère inventeur en ces matières, et l'on ne peut même pas dire qu'il les ait fortement marquées de son empreinte par l'originalité de l'expression), révèlent l'esprit du siècle et appartiennent au grand courant qui emportait alors les intelligences. Il nous faudra aussi rapprocher, quand il y aura lieu, des Éléments de philosophie, les Mémoires et réflexions sur Christine, reine de Suède, où, suivant la remarque de Condorcet,

d'Alembert « montra qu'il connaissait les droits des hommes et qu'il avait le courage de les réclamer », et où, ajouterai-je, il les revendique avec plus de vivacité et de force que dans ses Eléments de philosophie, ouvrage en général un peu terne.

Nous avons déjà rencontré dans la morale de l'homme ce principe, que l'État, c'est-à-dire, la société tout entière, doit à chacun de ses membres le nécessaire, et j'ai rappelé ce qu'il a de contraire aux droits des individus, en les contraignant à nourrir de leur travail et de leur épargne les paresseux et les dissipateurs, et aux vrais intérêts de la société, à laquelle il importe que chacun ne compte que sur soi. Ce principe reparaît ici comme fondement de ce respect de la vie et de la propriété d'autrui que les lois ont le droit d'exiger de chacun :

« Les lois supposent qu'aucun citoyen ne doit se trouver par sa situation dans la nécessité absolue d'attenter à la vie ou à la fortune d'un autre. Elles ne doivent donc permettre d'attaquer la vie de son ennemi que pour défendre la sienne. Mais elles ne peuvent permettre en aucune occasion d'attaquer par des moyens violents la fortune de qui que ce soit, non-seulement parce qu'elles doivent toujours offrir au citoyen des moyens de rentrer dans ce qu'on lui a ravi, mais parce que l'économie et la balance de la société doit être telle qu'aucun citoyen n'y soit malheureux sans l'avoir mérité, ce qui lui ôte le droit de dépouiller ou de vexer son semblable. »

Mais quoi! si un citoyen était malheureux sans l'avoir mérité, aurait-il pour cela le droit de dépouiller ou de vexer son semblable? D'Alembert recule lui-même devant la conséquence de son principe, quand il ajoute :

« Ce n'est pas à dire pourtant que dans une société mal gouvernée, comme la plupart le sont, les citoyens malheureux puissent se procurer par des violences le nécessaire que la société leur refuse; tolérer ces violences ne serait dans l'État qu'un mal de plus. La punition de ces coupables est alors une espèce de sacrifice que la société fait à son repos. »

Mais de quel droit la société agit-elle ainsi, si elle a elle-même violé le droit de ses membres en ne leur fournissant pas le nécessaire, et si ceux-ci n'ont fait qu'exercer leur droit en l'exigeant ? Îl y a lå une inconséquence de la part de d'Alembert. Il ajoute, il est vrai, qu'« il serait juste de joindre à ce sacrifice une punition beaucoup plus sévère de ceux qui gouvernent » ; mais cela ne corrige pas l'inconséquence s'il est juste de punir ces derniers, il n'est donc pas juste de punir les premiers. Mais laissons de côté l'inconséquence; est-il vrai que la société civile doive à chacun le nécessaire? Sans doute, comme le dit très-bien d'Alembert, « l'économie et la balance de la société doit être telle qu'aucun citoyen n'y soit malheureux sans l'avoir mérité ;

c'est là l'idéal que doivent poursuivre la politique et l'économie politique; mais il ne s'ensuit pas que chacun ait le droit d'exiger de la société qu'elle lui fournisse le nécessaire. Le meilleur moyen d'ailleurs, ou plutôt le seul, de résoudre le problème est dans un bon état politique et économique de la société, et non dans le système qui consisterait à prendre aux uns une partie de leur superflu pour donner aux autres le nécessaire. Vous le voyez, la misère, si souvent imméritée, de tant de membres de la société, a vivement préoccupé d'Alembert, comme elle a préoccupé Jean Jacques Rousseau et tant d'autres philosophes du même siècle, et il faut lui en savoir gré; mais, faute de réflexion et d'expérience, il a mis ici en avant des principes dangereux, comme l'ont fait dans notre temps même beaucoup d'esprits animés des meilleurs sentiments, et il n'a pas su discerner les véritables conditions du problème qu'il soulève, de ce grand problème social que le xvir siècle a légué au xixé pour son tourment et pour sa gloire.

D'Alembert est bien loin d'ailleurs de prêcher le communisme et de demander l'égalité sociale. Il s'élève au contraire contre cette égalité métaphysique qui confond les fortunes, les honneurs et les conditions: «L'égalité métaphysique, dit-il, est une chimère qui ne saurait être le but des lois et qui

serait plus nuisible qu'avantageuse. Établissez cette égalité, vous verrez bientôt les membres de l'État s'isoler, l'anarchie naître, et la société se dissoudre. >> Il n'admet d'autre égalité que l'égalité morale, sans laquelle on voit « une partie des membres opprimer l'autre, le despotisme prendre le dessus et la société s'anéantir. >>

Partisan de cette égalité morale, d'Alembert se prononce contre l'hérédité des honneurs, contre la noblesse héréditaire :

« Comme le mérite, les talents et les services rendus à l'État sont personnels, les récompenses doivent l'être aussi. Ainsi la famille d'un citoyen, lorsqu'elle n'a d'autre mérite que celui de lui appartenir, ne devrait pas participer aux honneurs qu'on lui rend, si ce n'est autant que cette participation serait elle-même un honneur de plus pour le citoyen. Cette participation devrait-elle donc s'étendre au delà du temps où le citoyen peut en jouir, c'est-à-dire au delà de sa vie? Et la noblesse héréditaire, surtout dans les pays où les nobles ont beaucoup de prérogatives, n'a-t-elle pas l'inconvénient de faire jouir des avantages dus au mérite, des hommes souvent inutiles, ou même nuisibles à la patrie? >>

D'Alembert ne se prononce pas moins nettement contre la vénalité des titres et des honneurs :

« Si les honneurs ne se doivent qu'au mérite, ils ne doi

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