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a écrit à ce sujet dans un cuvrage où il lui prodigue les plus violents outrages (Vie de Sénèque, § 66):

« Lorsque le programme de l'Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu'il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui dis-je, c'est celui que personne ne prendra. »

Cette nouvelle version, qui est celle de Diderot lui-même, est bien différente de celle de Marmontel et de tous ceux qui ont reproduit la même assertion (comme Morellet, Mémoires, chap. V), et elle peut très-bien s'accorder avec celle de Rousseau. Celui-ci a, en effet, très-bien pu consulter son ami, ou avoir l'air de le consulter sur le parti à prendre, bien que sa résolution fût arrêtée; et la réponse même de Diderot prouve que ce dernier n'avait point de doute sur celui qu'il prendrait. Je suis d'ailleurs porté à croire que le récit de Rousseau, écrit longtemps après, n'est pas exempt d'une certaine exagération: il est sans doute juste d'y faire une large part à sa vive imagination; mais ce que je ne saurais admettre, c'est que l'avis de Diderot lui ait fait changer son thème. Celui qu'il développa était l'effet naturel de toute sa vie antérieure, des épreuves qu'il avait subies, et de sa position dans le monde. Ce n'est pas là une thèse arbitrairement choisie, c'est sa pensée qui éclate dans toute l'amertume d'un cœur

meurtri par la société, et avec toute l'exagération d'une imagination naturellement exaltée. Aussi, comme Rousseau le fait lui-même remarquer dans sa lettre à M. de Malesherbes, est-ce toujours la même pensée qui se développe, sous d'autres formes, dans les ouvrages suivants.

Le discours de Rousseau non-seulement remporta le prix (1750), mais il eut un prodigieux succès: il le devait à son éloquence et à l'état même de la société du temps, société ou blasée et par cela même avide de paradoxe, ou aspirant confusément à un autre ordre de choses, et qui, en tous cas, devait être vivement frappée par cet appel à l'état de nature au milieu des raffinements et des corruptions de la civilisation. «Il prend par-dessus les nues, écrivait Diderot à Rousseau; il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil. »

Ce succès eut pour effet d'exalter dans Rousseau les idées d'indépendance personnelle et de vertu stoïque qui fermentaient dans son âme. « Je ne trouvai plus, dit-il, rien de grand et de beau que d'être libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion et de se suffire à soi-même. » Il résolut en conséquence de réformer sa manière de vivre pour rester indépendant, donna sa démission de l'emploi de caissier qu'il occupait chez M. de Francueil; et, pour se créer les ressources nécessaires en conser

vant sa dignité d'écrivain, se fit copiste de musique. Pourquoi la réforme qu'il opéra alors sur lui-même n'alla-t-elle pas jusqu'à lui faire comprendre ses devoirs de père? C'est dans le temps même où il prenait et réalisait de si belles et si nobles résolutions qu'il envoyait ses nouveaux enfants à l'hôpital. O inconséquence de la nature humaine ! Mais hâtons-nous de détourner nos yeux de cette tache pour admirer la façon dont Rousseau comprenait la. dignité de l'écrivain, et son rare désintéressement. Il faut lire à ce sujet une belle page des Confessions.

« J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et, au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entièrement à des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pourvu que j'eusse voulu joindre des manœuvres d'auteur aux soins de publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seule pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non, j'ai toujours senti que l'état

d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de eur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre. »

Vous voyez par là combien les sentiments et la conduite littéraire de Rousseau étaient conformes à la maxime qu'il avait prise pour devise: Vitum impendere vero.

Je ne vous parlerai pas du Devin du village, qui fut joué à Fontainebleau devant la cour, et dont le succès acheva de mettre Rousseau à la mode. Mais ce qu'il faut noter ici, parce que cette circonstance peint son caractère, c'est que, moitié timidité, moitié désir de conserver son indépendance, il quitta brusquement la cour pour ne pas être présenté au roi et renonça ainsi à la pension dont on lui avait donné l'espoir, désintéressement dont Diderot le blåma vivement par intérêt pour lui et pour les personnes dont le sort dépendait du sien. J'ajoute que Diderot eut dans cette circonstance, comme

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dans beaucoup d'autres, un grave tort à son égard : ce fut de le contrarier dans ses goûts et dans ses allures, et de trop se mêler de ses affaires. Ce tort provenait sans doute du bon naturel de Diderot, mais il eut pour effet d'aigrir le pauvre Jean-Jacques, et il ne contribua pas faiblement à le jeter dans cette sombre misanthropie qui le rendit si malheureux.

En 1753, l'Académie de Dijon proposa une nouvelle question qui devait frapper Rousseau non moins que la première : Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes? Est-elle autorisée par la loi naturelle? Rousseau va s'enfoncer pendant huit jours dans la forêt de Saint-Germain, y cherchant, suivant ses expressions, l'image des premiers temps dont il voulait retracer l'histoire, et compa. rant l'homme de l'homme avec l'homme naturel. De ces méditations résulta le Discours sur l'inégalité, qui, publié seulement en 1755, n'eut pas le même retentissement que le premier, parce que le paradoxe ne produit guère qu'une fois tout son effet, mais qui marquait le développement naturel de la pensée de l'auteur et donnait une solution audacieuse, sinon juste, au plus redoutable des problèmes.

Cet ouvrage n'avait pas encore paru, quand Rousseau eut l'occasion de se rendre à Genève (1754). La vue de cette cité donna un nouvel essor à l'enthousiasme républicain qu'il portait en lui depuis son

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