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qu'il a souvent gaspillé son génie. Ajoutez encore ce que j'ai rappelé tout à l'heure, qu'il s'est toujours, par excès d'obligeance, laissé piller sa vie et ses facultés ; et vous vous expliquerez que, sauf les contes ou les dialogues que doivent excepter les juges les plus sévères (1), Diderot n'ait pas laissé une œuvre accomplie.

Mais qui oserait dire que son génie a été perdu? C'est qu'il n'était pas un de ces improvisateurs sans conviction et sans âme, comme certains d'aujourd'hui qui saluent en lui leur maître, et que, s'il a trop gaspillé les richesses de son esprit, il a aussi concentré ses puissantes facultés sur un monument qui, malgré ses défauts, avait sa grandeur et n'a pas été sans influence sur le développement de la civilisation, l'Encyclopédie (2).

l'eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier; mais pour une femme et pour des enfants, à quoi ne se résoudrait-on pas? Si j'avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J'ai travaillé trente ans pour vous; mais je leur dirais : J'ai renoncé pendant trente ans pour vous à la vocation de nature. »

(1) « Personne n'a mieux conté dans le xvIIIe siècle, dit M. Villemain, non, pas même Voltaire. >>

(2) Sur l'influence de l'Encyclopédie, voyez le livre récemment publié par M. Pascal Duprat : Les Encyclcpédistes, Paris, 1866.

TRENTE-QUATRIÈME LEÇON.

DIDEROT.

SES IDÉES MORALES.

Observations qui doivent servir de règles dans l'étude des idées morales de Diderot. SES IDÉES SUR LE LIBRE ARBITRE : il soutient la thèse de la liberté dans son article de l'Encyclopédie sur ce sujet, et celle du fatalisme dans le Dialogue avec d'Alembert et dans une lettre familière de 1776. - SES IDÉES SUR LE PRINCIPE

DU DEVOIR ET DE LA VERTU autres elles se montrent aussi dans les articles Loi morale, Juste et injuste de l'Encyclopédie, et autres dans Le Prosélyte répondant par lui-même, où la vertu est ramenée au principe du bonheur personnel et de la passion.- Apologie des passions (Pensées philosophiques, Lettres à mademoiselle Voland). IDÉES DE DIDEROT TOUCHANT NOS DIFFÉRENTS DEVOIRS insuffisance de sa morale individuelle ; sa morale sociale : justice et

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L'Entretien d'un père avec ses enfants.

Quoique Diderot, ainsi qu'il le dit dans ce portrait peint par lui-même, auquel j'ai déjà emprunté quelques traits, aimât beaucoup les questions de morale, comme en général toutes les grandes questions de philosophie, qu'il s'en soit beaucoup occupé et qu'il les ait traitées sous les formes les plus diverses: ou

vrages spéciaux, articles de l'Encyclopédie, salons, romans, contes, dialogues, pièces de théâtre, lettres, conversations, il n'est pourtant pas facile de déterminer exactement ses idées sur ce sujet. C'est qu'en matière morale il n'avait point, à proprement parler, de doctrine bien arrêtée, pas même celle du doute. Il avoue lui-même, dans ce même portrait que je viens de rappeler, que sur ces grandes questions, « il n'avait guère que des doutes à émettre »>; car, si on lui demandait ce que c'est que le vrai, le bon et le beau, il n'avait point de réponses prêtes, et cependant il souffrait qu'on l'appelât le philosophe. Ce n'est pourtant pas sous la forme du doute que Diderot produit ordinairement ses pensées. Il prend en général, dans ses divers écrits, sur les plus graves questions, un ton très-affirmatif et très-tranchant, auquel celui du doute eût été bien préférable. Il avait, en effet, l'esprit trop vif et trop impétueux pour ne pas se porter tout entier du côté où il inclinait dans le moment, et pour ne pas pousser jusqu'au bout l'idée qui se présentait à lui. Mais au fond, sa pensée n'était pas toujours aussi dogmatique qu'elle en avait l'air, et il ne faudrait pas, sur tout sujet, le prendre trop å la lettre. Ensuite, à cause de son inconstance même, qui n'était pas l'incertitude d'un doute profondément réfléchi, mais celle d'un esprit fougueux et vacillant, elle a subi diverses variations dont il faut tenir

compte, si l'on veut se la représenter exactement. Enfin, il faut bien distinguer dans Diderot ce que j'appellerai sa doctrine officielle, par exemple ses articles de l'Encyclopédie, où il ne fait que reproduire, à l'usage du public, les idées consacrées (celles de Clarke entre autres), et sa doctrine personnelle, c'est-à-dire les écrits où il se donne toute liberté et se montre véritablement lui-même. Cette distinction a été très-bien faite par M. Damiron, dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de la philosophie au XVIII° siècle (t. I, p. 317); mais on n'en a pas toujours aussi bien tenu compte. On a récemment publié, par exemple, sous le titre d'Esprit de Diderot, un recueil où l'on a entassé pêle-mêle des pensées extraites de ses œuvres, sans avoir égard ni à leur origine ni à leur date. Ce n'est pas là faire vraiment connaître l'esprit de Diderot. Vous voyez quelles difficultés présente l'étude des idées morales de cet écrivain, mais vous voyez aussi par ce que je viens de dire, quelles sont les règles à observer dans cette étude. Il importe de les avoir toujours présentes à l'esprit.

Si, comme je l'ai fait pour les autres philosophes, je cherche d'abord à interroger Diderot sur les deux questions fondamentales de la morale : la question du libre arbitre et celle du principe même de la morale, du principe du devoir et de la vertu, je

trouve précisément, dans l'Encyclopédie, un article de notre écrivain sur la liberté, et des articles sur la loi naturelle, sur le juste et l'injuste, etc.

L'article sur la liberté est une excellente thèse en faveur du libre arbitre: Diderot y définit très-bien la liberté, le pouvoir qu'a un être intelligent de faire ce qu'il veut conformément à sa propre destination; il y résume parfaitement les arguments par lesquels on la démontre, et y réfute non moins bien ceux sur lesquels s'appuie le fatalisme. Il montre très-bien aussi les conséquences pratiques de cette doctrine :

« Une chose qu'il faut ici remarquer, c'est que la doctrine qui détruit la liberté porte naturellement à la volupté; et qui ne consulte que son goût, son amour-propre et ses penchants, trouve assez de raisons pour la suivre et pour l'approuver... Otez la liberté, vous ne laissez sur la terre ni vice ni vertu ; les récompenses sont ridicules et les châtiments sont injustes; chacun ne fait que ce qu'il doit, puisqu'il agit selon la nécessité... Tout est dans l'ordre, car l'ordre est que tout cède à la nécessité. La ruine de la liberté renverse avec elle tout ordre et toute police, confond le vice et la vertu, autorise toute infamie monstrueuse, éteint toute pudeur et tout remords, dégrade et défigure sans ressource tout le genre humain. »

Diderot se montre ici le disciple de Voltaire, dont il cite à plusieurs reprises les beaux vers sur la liberté. Mais cet article contient-il sa vraie pensée ?

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