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Heureusement la persécution que Voltaire redoutait pour Diderot lui épargna ses coups, et le fondateur de l'Encyclopédie put terminer cet ouvrage, auquel il travaillait depuis plus de vingt ans, et qui, durant ce long espace de temps, ne lui avait laissé aucun repos. Grâce à son immense activité et à son courage inébranlable, le XVIIIe siècle avait vu s'élever et s'achever le monument qui lui représentait l'ensemble des connaissances auxquelles l'esprit humain était arrivé jusqu'alors, et lui présageait les progrès de l'avenir.

TRENTE-TROISIÈME LEÇON.

DIDEROT.

L'HOMME : SA VIE (SUITE ET FIN). — SON CARACTÈRE ET SON GÉNIE.

Pauvreté de Diderot.

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égard. Voyage en Russie: franc-parler du philosophe à la cour.

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Son retour à Paris. Ses derniers écrits. Sa mort. Son CARACTÈRE: inconstance, vivacité, mobilité, bonhomie, obligeance, besoin d'expansion, nulle envie, nulle ambition, désintéressement et dévouement. Son GÉNIE de conversation,

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provisation écrite (salons); sa capacité d'esprit : magnifiques témoignages de Grimm, Rousseau, Voltaire. Pourquoi Diderot n'a pas laissé un livre accompli. - Il s'en faut pourtant que son génie ait été perdu.

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L'Encyclopédie, qui fit la fortune de plusieurs libraires, ne fit point celle de Diderot. Le premier contrat stipulait qu'il recevrait une somme de 1200 livres par an; on ne s'en tint pas, il est vrai, à cette médiocre rémunération il reçut 2500 francs pour chacun des dix-sept volumes dont se compose l'ouvrage, plus une somme de 10 000 fr.; mais qu'étaitce que cela relativement aux trente ans de travail que lui coûta ce monument? Il hérita aussi quelque bien de son père; mais, s'il acquit ainsi un peu plus d'ai

BARNI.

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sance, il n'était pas encore trop cossu, suivant sa propre expression. Il était d'ailleurs, en même temps que trèsgénéreux, très-dissipateur. « Il aimait à jouer, dit sa fille, jouait mal et perdait toujours... Il ne se refusait pas un livre. Il avait des fantaisies d'estampes, de pierres gravées, de miniatures; il donnait ces chiffons le lendemain du jour où il les avait achetés. » Il n'est pas étonnant qu'avec de tels goûts et les dépenses auxquelles il était obligé de pourvoir, Diderot n'eût rien amassé. Aussi, quand il voulut avoir de quoi marier sa fille, le seul enfant qui lui restât de quatre qu'il avait eus, ne vit-il d'autre parti à prendre que de vendre sa bibliothèque. L'impératrice Catherine, ayant été informée de ce projet, acheta la bibliothèque au prix de 15 000 livres, mais à la condition que Diderot la garderait sa vie durant, et elle lui donna une pension de 1000 francs pour en être le bibliothécaire.

« Cette pension, oubliée à dessein, dit madame de Vandeul, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin (l'ambassadeur de Russie qui avait arrangé l'affaire) demanda à mon père s'il la recevait exactement; il lui répondit qu'il n'y pensait pas, qu'il était trop heureux que Sa Majesté Impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l'assura que ce n'était pas sûrement l'intention de la princesse, et qu'il se chargeait d'empêcher un oubli plus long. En effet, mon père reçut

quelque temps après 50 000 francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans. »>

Diderot voulut aller remercier en personne l'impératrice. Il retrouva à Saint-Pétersbourg le célèbre statuaire Falconet, l'auteur de la statue équestre de Pierre le Grand. C'est Diderot qui avait été le négociateur des conditions du voyage de cet artiste, et celui-ci n'avait cessé de le solliciter de venir en Russie. Mais il paraît que l'accueil qu'en reçut le philosophe fut bien différent de celui qu'il en devait attendre, après le service qu'il lui avait rendu et les protestations de reconnaissance et de dévouement dont il en avait été accablé. Diderot avait voulu descendre chez lui, et avait refusé en conséquence le logement que lui offrait le prince qui l'avait conduit en Russie, M. de Nariskow; rebuté par la réception de son soidisant ami, il dut recourir à l'hospitalité qu'il avait d'abord déclinée.

Mais le chagrin que lui causa la conduite de Falconet fut amplement compensé par la joie qu'il eut de retrouver à Saint-Pétersbourg son ami de cœur, l'ami de son âme, Grimm, et surtout par l'accueil qu'il reçut de l'impératrice Catherine. Je ne dirai pas avec l'un des éditeurs de Diderot (1) que « vrai

(1) Supplément aux œuvres complèles de Diderot (Paris, Belin, 1819), notice, p. xvj,

semblablement elle le consulta sur les objets les plus importants » certaines lettres de Catherine publiées récemment montrent qu'elle ne prenait pas les idées et les plans du philosophe si fort au sérieux qu'il le pensait; mais, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il garda toujours auprès d'elle son franc parler, et que, dans leurs entretiens, le langage de son impériale interlocutrice fut souvent à la hauteur de l'esprit qui l'animait lui-même.

Il ne craignait pas de faire devant elle des charges à fond contre les gouvernements despotiques. Un jour qu'il les avait accusés avec beaucoup de véhémence de rétrécir les esprits et d'étouffer les grandes idées, Catherine qui l'avait écoutée avec une grande attention, lui dit : « Je n'ai jamais rien entendu de vous qui m'ait fait autant de plaisir; mais oseriezvous dire tout cela à Paris? Non, madame, répondit le philosophe; je me suis trouvé l'âme d'un homme libre dans la contrée qu'on appelle des esclaves, et l'âme d'un esclave dans la contrée qu'on appelle des hommes libres. » Ils disputaient souvent, raconte mademoiselle de Lespinasse (lettre LXVIII); un jour que la dispute s'anima plus fort, la czarine s'arrêta en disant : « Nous voilà trop échauffés pour avoir raison; vous avez la tête vive, moi je l'ai chaude, nous ne saurions plus ce que nous dirions. -Avec cette différence, répliqua Diderot, que vous pourriez dire

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