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Rousseau, il allègue, pour expliquer sa conduite, outre les embarras de sa situation, les détestables maximes et les non moins détestables exemples d'une société corrompue qu'il avait longtemps fréquentée. « Je formai, dit-il, ma façon de penser sur celle que je voyais en règle chez des gens très-aimables, et dans le fond très-honnêtes gens (?); et je me dis: Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit, on peut le suivre. » La mauvaise société dont parle ici Rousseau ne représentait certainement pas tout le pays, et il se trompait en ne le regardant qu'à travers ce triste milieu; en tous cas, il avait alors toute la maturité suffisante pour apprécier par lui-même la valeur de ses propres actes et pour résister au torrent. Mais il ne dit pas ou ne voit pas tout. Ce ne sont pas seulement les exemples dont il était entouré qui le perdirent en cette occasion; une grande partie de sa faute revient aussi à son père. Celui-ci s'était conduit lui-même à l'égard de ses enfants, et en particulier de Jean-Jacques, avec une incroyable légèreté il l'avait abandonné à l'âge de six ans, et n'avait rien fait depuis pour l'arracher au vagabondage et à ses conséquences; un autre fils s'était si bien perdu, qu'on n'en avait plus entendu parler. Rousseau, qui nous a révélé ce fait dans ses Confessions, y ménage d'ailleurs beaucoup son père, et cette réserve fait honneur à sa délicatesse; mais le peu qu'il en dit

est accablant pour la mémoire de cet homme. Ce n'est donc pas non plus dans les exemples qu'il avait reçus de ce côté, qu'il avait pu puiser le sentiment des devoirs de la paternité. Nul doute que cette cause, qui n'a pas été, ce me semble, bien remarquée, n'ait agi sur lui autant que tout le reste (1).

Pour en finir tout de suite sur ce triste sujet, j'ajoute que Rousseau eut un peu plus tard trois autres enfants, qui furent mis également aux Enfants trouvés. Je ne m'arrêterai pas sur les sophismes par lesquels il rassurait alors sa conscience, dont pourtant il ne put toujours étouffer la voix, tout en continuant à se nourrir des mêmes sophismes; mais je ne puis me dispenser de noter qu'à l'époque où il commit ces trois nouvelles fautes, son génie avait enfin éclaté, et qu'il avait marqué sa place au premier rang parmi les moralistes.

Mais laissons de côté cette déplorable inconséquence, qui s'explique à la fois par la fâcheuse liaison qu'il avait contractée, par les vices de la société

(1) Pour justifier Rousseau, madame George Sand suppose (après un de ses nombreux biographes, M. de Barruel) que s'il envoya à l'hôpital les enfants de Thérèse, c'est qu'il ne pouvait les regarder comme ses propres enfants, et qu'en taisant ce motif dans ses Confessions, il a fait preuve d'un sublime dévouement à l'égard de son infidèle compagne; mais c'est là une explication imaginaire à laquelle tout le talent du grand romancier ne saurait donner une ombre de vraisemblance.

qu'il avait trop fréquentée, et par ceux de sa propre éducation, et voyons comment son génie s'était enfin révélé à lui-même et aux autres. Il n'avait encore composé que quelques essais sans importance, des opéras qui n'avaient pu arriver jusqu'à la représentation, et, outre son mémoire sur la musique moderne, des articles de musique pour l'Encyclopédie, que venaient d'entreprendre son ami Diderot et d'Alembert; il ne se croyait guère appelé à devenir un écrivain, lorsque, tout à coup, une question mise au concours par l'Académie de Dijon, Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? vint faire jaillir en lui l'étincelle cachée, et tira de son esprit des pages éclatantes qui le rendirent aussitôt célèbre. C'était en 1749; il avait donc déjà trente-sept ans.

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y a sur ce sujet deux versions très-différentes, qu'il importe d'examiner pour l'honneur de Rousseau. L'une est celle de Rousseau lui-même ; l'autre, qui contredit la première, est celle que Marmontel et d'autres écrivains ont mise en circulation, comme venant de Diderot. Écoutons d'abord Rousseau. Voici ce qu'il écrivait de Montmorency à M. de Malesherbes, le 12 janvier 1762, c'est-à-dire plus de douze ans après :

« J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j'avais dans ma poche un numéro du Mercure de France, que je

me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui ne jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant, j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. O Monsieur! si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social; avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants. Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir: ce premier discours, celui sur l'inégalité, et le traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. »

Dans ses Confessions, écrites beaucoup plus tard, Rousseau complète ainsi le récit précédent :

« En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix.

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Voici maintenant l'autre version, telle qu'elle se trouve dans les Mémoires de Marmontel (Livre VIII):

« Un jour (c'est Diderot qui parle ou que fait parler Marmontel), nous promenant ensemble, il me dit que l'Académic de Dijon venait de proposer une question intéressante et qu'il se proposait de la traiter. Cette question était.... Quel parti prendrez-vous, lui demandai-je? - Celui de l'affirmative.-C'est le pont aux ânes. Tous les talents médiocres prendront ce chemin-là.... Le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.-Vous avez raison, me dit-il, après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. >>

Cette dernière version, qui nous désenchanterait si fort sur le compte de Rousseau, en nous le présentant, dès le début de sa carrière, comme un sophiste qui ne songe qu'au succès, est-elle admissible?

Remarquons d'abord que le récit que Marmontel prête à Diderot ne s'accorde pas avec ce que celui-ci

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