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TRENTE ET UNIÈME LEÇON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES POLITIQUES (SUITE ET FIN).

Qu'il

Théorie de la RELIGION CIVILE ce que Rousseau entend par cette religion, et comment il prétend en établir la légitimité. viole sur ce point le principe de la liberté de la pensée et de la conscience. Opposer ici Kant à Rousseau, lui-même.

et Rousseau à Qu'en général sur la question des rapports de l'Église ou de la Religion, et de l'État, les philosophes du XVIIIe siècle (ceux du moins que nous avons étudiés jusqu'ici) n'ont pas su démêler les vrais principes; conséquences pratiques de leurs erreurs sur ce point: la constitution civile du clergé (1790) et lé culte de l'Etre suprême (1794). Revendication de l'ÉGALITÉ; comment Rousseau complète par là les théories de Montesquieu et de Voltaire, mais en sacrifiant beaucoup trop la liberté à l'égalité. De l'influence de Rousseau sur la Révolution française

qu'elle

ne s'est pas exercée seulement sur la Convention, mais aussi sur les premiers actes de la Révolution.

Nous n'avons plus qu'un point particulier à examiner dans le Contrat social: la théorie de Rousseau sur les rapports de la religion et de l'État, ou sa doctrine sur la religion civile; mais ce point est

d'une extrême importance, parce qu'il montre, par un nouvel et plus éclatant exemple, quelle fausse idée notre auteur se faisait des droits de l'État d'une part, et de ceux de la personne humaine de l'autre, et parce que son erreur à ce sujet, quelque monstrueuse qu'elle fût, n'est pas restée dans le domaine de la pure spéculation, mais a porté ses fruits dans la pratique.

Suivant l'auteur du Contrat social, il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni fidèle sujet. »

Rousseau fait dépendre ici les devoirs du citoyen de certains dogmes religieux la croyance à la Providence et à la vie future; mais eût-il raison en principe sur ce point controversé, ce n'est pas à l'État qu'il appartient de trancher une telle question et de fixer les articles d'une profession de foi quelconque : il porterait ainsi atteinte au droit imprescriptible de la libre pensée, et il empiéterait sur le domaine sacré et inviolable de la conscience.

Notre auteur convient bien que le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point les bornes de l'utilité publique; » mais il oublie une restriction essentielle, sans laquelle ce principe

même peut servir à justifier toutes les tyrannies: celle des droits imprescriptibles de la personne humaine, au premier rang desquels il faut placér la liberté de la pensée. -Les sujets, dit-il, en s'appuyant sur son principe, ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la communauté. » Les sujets, dirai-je à mon tour en m'appuyant sur le principe sacré de la liberté de la pensée et de la conscience, ne doivent compte au souverain d'aucune de leurs opinions; ils ne lui doivent compte que de leurs actes, et encore de ceux de leurs actes qui sont du ressort de l'état civil.

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« Il importe bien à l'État, ajoute-t-il, que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n'intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers lui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaître; car, comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n'est point son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci. Mais s'il importe en effet à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs, la religion, de quelque

façon qu'on l'entende, étant une affaire de conscience, n'est jamais de la compétence du souverain, et il n'a pas le droit d'en fixer et d'en imposer les dogmes. Ce n'est pas seulement des opinions réser vées par Rousseau, c'est de toutes les opinions religieuses en général qu'il est vrai de dire qu'il n'appartient pas au souverain d'en connaître. Non seulement il n'a pas de compétence dans l'autre monde, mais il n'en a point, ici-bas, dans la conscience de chacun de nous nos opinions ne regardent que nous; pour employer l'expression même de Rousseau, ce n'est point là son affaire. Si l'on accorde à l'auteur du Contrat social que les sujets doivent compte au souverain de certaines de leurs opinions, pourquoi l'État n'aurait-il pas le droit de m'imposer ses dogmes, non-seulement sur les points qu'il vous convient, à vous philosophe, de déclarer essentiels (la Providence et l'immortalité de l'âme), mais sur tel ou tel autre qui ne le seraient pas moins à ses yeux (comme la divinité de Jésus-Christ ou la présence réelle) ? La distinction que vous établissez entre les dogmes qui se rapportent à la morale, et ceux qui lui sont étrangers, dépend elle-même de l'opinion; et si les autres citoyens ne l'admettent pas avec vous, si ce que vous appelez le vrai théisme ne leur paraît pas un frein suffisant, s'ils croient que l'utilité publique exige une autre religion, la religion catho

lique par exemple, l'État n'a-t-il pas le droit de nous l'imposer au nom de cette utilité publique qu'il invoque aussi à son tour? Vous retrancherez-vous derrière le droit de votre conscience? c'est précisément ce droit que je revendique contre votre religion civile. Cette religion, je puis très-bien l'adopter dans mon for intérieur; je n'admets pas que vous ayez le droit de me l'imposer, et de m'en dicter les articles, si simples, si vrais et si importants qu'ils puissent être.

Toute religion d'État, d'ailleurs, comme toute loi civile, doit avoir une sanction civile. Or, savezvous quelle sanction l'auteur du Contrat social donne à sa religion civile ? Le bannissement et la mort. Écoutez ses paroles :

<< Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. »

Il est triste de voir un philosophe nous ramener ainsi par une voie détournée, aux maximes de l'inquisition. Pour s'expliquer une telle inconséquence, il faut se rappeler que Rousseau avait sucé dans son

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