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La comparaison que développe ici Rousseau, si ingénieuse qu'elle soit, pêche par la base. Les citoyens ne sont pas seulement les membres d'un corps organisé: ils sont eux-mêmes de libres personnes librement associées, dont chacune conserve son indépendance et son autonomie.

Rousseau continue :

« La vie de l'un et de l'autre (du corps politique comme du corps animal) est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque et la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à cesser, l'unité formelle à s'évanouir, et les parties contiguës à n'appartenir plus l'une à l'autre que par juxtaposition, l'homme est mort, ou l'État est dissous. »

La société civile n'est pas sans doute une simple juxta-position d'individus, mais elle n'est pas non plus un corps dont les membres n'auraient qu'un moi commun, car chacun a le sien.

Et voyez où cette assimilation conduit Rousseau. Les lignes qui suivent montrent qu'il est fort logique dans le développement de son idée, mais elles en font aussi, pour ainsi dire, toucher l'erreur du doigt:

« Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté, et cette volonté générale, qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partic, et

qui est la source des lois, est, pour tous les membres de l'État, par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas, comme si tout ce qu'ordonne la loi pouvait ne pas être légitime. »>

Ainsi Rousseau place dans ce moi commun où il engloutit tous les autres non-seulement la source des lois politiques, mais même la règle du juste et de l'injuste, et il ne recule pas devant cette maxime, aussi fausse que dangereuse, que tout ce qu'ordonne la loi est nécessairement légitime! Comme si, dirai-je à mon tour en finissant, comme si c'était la loi qui faisait la justice, et non pas la justice qui fait la légitimité de la loi!

MU

VINGT-NEUVIÈME LEÇON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES POLITIQUES (SUITE).

Ce que signifie le principe de la souveraineté du peuple; que cette souveraineté est inaliénable. Illégitimité absolue du despotisme. Que les chefs du peuple ne doivent être que les officiers du

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- En quel sens il est vrai que la souveraineté est indiviQue la souveraineté du peuple a elle-même son principe En quoi consiste la volonté générale,

dans la volonté générale.

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et comment on peut la déterminer; équivoques et difficultés que présente la théorie de Rousseau sur ce point. Conclusion à laquelle nous conduit ici la critique. Nécessité des lois positives, objets auxquels elles doivent s'appliquer, définition de la loi. Nécessité d'un législateur; comment Rousseau conçoit son rôle. Que toutes les lois doivent être soumises à la sanction du peuple. Résumé et conclusion concernant la théorie de la souveraineté du peuple.

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Les objections que j'ai faites à la théorie de l'aliénation totale de l'individu à l'État n'attaquent en rien le principe, bien compris, de la souveraineté du peuple et de la volonté générale. C'est ce principe fondamental que je voudrais dégager aujourd'hui du Contrat social, pour en faire honneur à Rousseau, dont il

BARNI.

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est l'un des principaux titres de gloire, sauf à continuer de relever dans sa doctrine, que je veux aussi représenter au vrai et juger exactement, les points qui me paraîtront obscurs ou erronés.

Si un peuple n'est pas un troupeau, mais une société d'hommes, c'est-à-dire d'êtres libres, unis entre eux pour protéger les droits de chacun de toute la force commune et pour concourir ensemble à l'intérêt commun, il s'ensuit que cette société s'appartient à elle-même et qu'elle doit avoir la direction de ses propres destinées. Un peuple est comme une personne, puisqu'il est lui-même une réunion de personnes librement associées, et par conséquent il est son propre maître, sui juris. Or, c'est là précisément ce qu'exprime le principe de la souveraineté du peuple; et ce principe une fois admis, il faut bien admettre aussi, ce qu'on ne pourrait rejeter sans renverser le principe lui-même, que cette souveraineté est inaliénable. En effet par cela même que le peuple est souverain, dans le sens que je viens de rappeler, il implique contradiction, qu'il aliène sa souveraineté soit à une dynastie, soit à un despote. Il ne saurait l'aliéner à une dynastie; car comme le disait très-bien Rousseau (liv. I, chap. IV): « Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants. . . il faudrait donc, pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime, qu'à chaque géné

ration le peuple fût le maître de l'admettre ou de le rejeter. >> Mais le peuple ne peut pas même se dépouiller de son droit de souveraineté entre les mains d'un homme. En effet, « le souverain peut bien dire je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut pas dire ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore, puisqu'il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple : à l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » Un peuple ne peut donc abdiquer sa souveraineté entre les mains d'un maître. Il ne le pourrait, quand même il serait unanime, hypothèse qui, à la vérité, n'est guère réalisable. Mais n'y eût-il qu'une imperceptible minorité, n'y eût-il même qu'un seul homme pour repousser la servitude, tout le reste du peuple n'aurait pas le droit de le contraindre à la subir. Ruez-vous tant qu'il vous plaira au-devant du joug; moi, j'ai le droit de rester libre. Livrez au despote tous vos droits, même les plus sacrés et les plus imprescriptibles; moi, j'ai le droit de conserver les miens. Quand le despotisme serait légitime à l'égard de tous les autres

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