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moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. >>

Rousseau retrouva Mme de Warens à Chambéry, où il fut, grâce à sa recommandation, employé au cadastre pour le service du roi. Il avait alors près de vingt et un ans.

Le nouveau séjour qu'il fit chez sa bienfaitrice eut pour lui des conséquences d'un nouveau genre dont il faut bien dire un mot, car elles ne furent pas sans influence sur sa vie ultérieure; mais sur ce sujet délicat je laisserai parler un historien qui a très-bien dit ce que je veux dire ici, M. Henri Martin. « Cette femme, dit-il en parlant de Me de Warens (1), douée de toutes les qualités, moins celle qui est le caractère essentiel de son sexe, exerça sur Rousseau un ascendant qui lui fut avantageux à beaucoup d'égards, mais altéra en fait chez lui la délicatesse morale quant à l'amour, et jeta un nuage sur son

(1) Histoire de France, t. XVI, p. 64.

idéal, sans pouvoir toutefois lui faire partager le triste système qu'on lui avait inculqué à elle-même. Là est l'origine de bien des contradictions dans la vie de Rousseau. >

Cependant sa situation lui pesait, sa tête travaillait toujours, la fureur des voyages l'avait repris. Il tomba gravement malade, fut soigné par Mme de Warens comme par une mère, et lui dut la vie. Ce fut après cette maladie qu'elle alla s'établir avec lui dans la délicieuse retraite des Charmettes, qui convenait si bien aux goûts du convalescent, à son amour de la solitude et de la belle nature.

Hoc erat in votis : modus agri non ita magnus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquæ fons,

Et paulum silvæ super his foret.

C'est par ces vers d'Horace que s'ouvre le livre des Confessions où Rousseau raconte son séjour aux Charmettes: «Ici, dit-il, commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. »

Là, il se livra avec délices à la méditation, à la lecture des philosophes, Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke, à l'étude de la géométrie et de l'algèbre, à celle de la langue latine.

Au retour d'un voyage qu'il avait fait à Montpellier

pour consulter sur sa santé, qui était restée délabrée, il trouve un nouveau personnage installé dans la maison de Mme de Warens, et jouissant des mêmes faveurs qu'elle lui avait offertes à lui-même, repousse le singulier arrangement qui lui est proposé; puis, se sentant isolé dans cette maison, où il avait passé des jours si calmes et si heureux, accepte une place de précepteur chez le grand prévôt de Lyon, M. de Mably, frère de l'abbé de Mably et de l'abbé de Condillac, dont il fit la connaissance à cette époque. Mais il ne tint guère plus d'un an à ce métier, qui lui convenait si peu; revint encore une fois auprès de Mme de Warens; et, dans les études auxquelles il se livra chez elle, trouva une méthode pour noter la musique en chiffres, qui lui apparut comme un moyen de fortune. Il prit alors la résolution de se rendre å Paris, où il ne doutait pas que son projet ne fit une révolution; et, pensant revenir bientôt partager avec sa bienfaitrice la fortune qu'il complait tirer de son système de musique, il quitta de nouveau la Savoie.

Ici s'arrête la première partie des Confessions. Arrêtons-nous aussi sur ce départ. Nous retrouverons, dans la prochaine leçon, Rousseau à Paris, où il venait pour la seconde fois, et où il ne devait pas encore conquérir cette fois la gloire littéraire qui l'attendait, mais à laquelle, à cette époque, il était loin de se croire appelé.

DIX-NEUVIÈME LECON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
L'HOMME SA VIE (SUITE).

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Relations que valut à Rousseau son second séjour à Paris. Il devient le secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise; comment il s'acquitte de cette fonction. Sa rupture avec M. de Montaigu, inutilité de ses plaintes, germe d'indignation que lui laisse cette Sa liaison avec Thérèse Levasseur; influence de cette

aventure.

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liaison sur sa vie. Il est réduit à se faire, à trente-trois ans, le secrétaire de madame Dupin. Il envoie ses enfants à l'hôpital; explication de cette conduite. Discours en réponse à la question proposée par l'Académie de Dijon : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? Discussion des diverses versions sur le parti adopté par Rousseau. - Immense succès de ce discours. Réforme opérée par Rousseau dans sa manière de vivre. Comment il comprend la dignité de l'écrivain; son désintéressement.

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Discours sur l'origine de l'inégalité

parmi les hommes, composé dans la forêt de Saint-Germain. Voyage à Genève : Rousseau se fait réintégrer dans ses droits de citoyen et abjure le catholicisme. Il forme le projet de se fixer

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à Genève; pourquoi il renonce à ce projet. Son établissement à l'Hermitage. Ses travaux dans cette retraite le Contrat social, ses résumés de l'abbé de Saint-Pierre, la Nouvelle Héloïse, l'Émile.

Rousseau arrivait à Paris (1741) plein d'illusions : il comptait faire une révolution dans la musique avec

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