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pour lui une leçon dont il sut profiter. « Ce souvenir, m'a même fait, dit-il, ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. »

Madame de Vercellis étant morte, Rousseau se trouvait de nouveau sur le pavé; il alla voir un abbé savoyard dont il avait fait la connaissance chez sa maîtresse, et qui fut pour lui comme un envoyé de la Providence. Ce digne homme l'arrêta sur le penchant de l'abîme où il roulait, et exerça une trèsheureuse influence sur le développement de ses idées. Il n'avait pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison... Il me donna les premières idées vraies de l'honnête que mon génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excès... Ses leçons sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendait pour fructifier que les soins d'une main plus chérie. »

C'est cet honnête ecclésiastique, nommé Gaime, qui fut en grande partie l'original du fameux Vicaire Savoyard.

Entré dans une nouvelle maison, Rousseau en sortit bientôt pour courir le monde avec un Genevois du nom de Bâcle dont il avait été le camarade durant son apprentissage. Il arriva ainsi à Annecy; et après avoir éconduit son compagnon de voyage, il se représenta à madame de Warens qui l'accueillit avec bonté (1), et lui donna un gìte dans sa maison. Il y respira et y retrempa son esprit dans la lecture. « J'avais trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupais le Spectateur, Puffendorf, Saint-Evremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désœuvrement je lisais un peu de tout cela. » Madame de Warens avait d'ailleurs, avec l'expérience du monde, un esprit très-cultivé, et sa conversation fut fort utile à Rousseau. « Nous lisions ensemble la Bruyère, il lui plaisait plus que Larochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. »

Cette vie ne pouvait durer : elle ne menait à rien le jeune ami de madame de Warens. Il le sentait, et sa bienfaitrice, qui avait conçu une très-bonne opinion de son mérite, et qui persistait dans cette opinion, bien qu'elle ne la vît point partagée par

(1) « Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc ? Je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que je l'avais craint. »

tout le monde (1), imagina de le faire instruire au séminaire. Il s'y lia avec un jeune homme nommé Gâtier dont la douceur et la tristesse lui plaisaient infiniment et qu'il réunit plus tard à l'abbé Gaime pour en faire l'original du Vicaire Savoyard. C'est à cette époque que se rapporte l'histoire de ce miracle dont Rousseau signa un certificat, qui fut déterré et publié plus de trente ans après par Fréron. Mais, malgré ce certificat, Rousseau ne fut pas même jugé bon à faire un curé de campagne. On le rendit à madame de Warens.

Comme il avait un goût très-vif pour la musique, elle eut l'idée d'en faire un musicien et le fit entrer à la maîtrise de la cathédrale. Au bout de quelques mois, il partit avec le maître de musique, un Parisien, qui avait à se plaindre du clergé de la cathédrale. Ils allèrent ensemble à Lyon, où Rousseau aban

(1) Un M. d'Aubonne, son parent, auquel elle avait recommandé son protégé et qui l'avait interrogé plusieurs fois, le déclarait, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très-borné en un mot à tous égards, et bon tout au plus à faire un curé de campagne. Rousseau nous a d'ailleurs parfaitement expliqué lui-même la cause de ces étonnants jugements portés sur son esprit : c'est qu'il joignait à une grande vivacité de sentiments une grande lenteur d'idées; il fallait qu'il pût se recueillir pour être lui-même. Je renvoie le lecteur au passage des Confessions où Rousseau donne cette explication; ce passage est fort important pour la connaissance de cet homme singulier.

donna au milieu de la rue son compagnon frappé d'une attaque d'apoplexie. Il revint à Annecy, mais n'y trouva plus madame de Warens, et partagea le gîle d'un certain Venture qui était bon musicien et fété dans toute la ville.

Son humeur aventureuse l'emporta bientôt de nouveau. Il parcourut alors une partie de la Suisse, s'extasiant devant les beautés de ce pays et recueillant des impressions dont il devait plus tard enrichir ses ouvrages; il s'arrêta à Lausanne où il donna ce beau concert qu'il a si plaisamment raconté, et enfin gagna Paris à pied, suivant cette manière de voyager qui avait pour lui tant d'attrait et qu'il a lui-même décrit avec tant de charme. N'y ayant pas retrouvé madame de Warens et n'ayant pu, malgré les recommandations dont il était pourvu, se procurer un emploi convenable, il prit le parti de repasser les monts pour aller à la recherche de sa bienfaitrice.

C'est dans ce nouveau voyage que le spectacle de la condition du paysan français, comparée à celle des habitants de la Suisse, déposa dans son cœur un germe de haine contre le régime politique et fiscal qui pesait sur la France.

« Un jour, raconte-t-il dans un passage qu'il faut citer, un jour (c'était en 1732), m'étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait.

Après plusieurs heures de courses inutiles, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas une belle apparence, mais c'était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du lait écrémé et du gros pain d'orge, en me disant que c'était tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout, mais cela n'était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune homme, qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après, avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très-appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avait de plus plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu, si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet et dont je n'avais pas la

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