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d'ineptie. « Il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime. » On le mit donc en apprentissage chez un graveur.

Cet état, qui demande de l'intelligence et du goût, ne lui déplaisait pas; mais la brutalité de son maître le rebuta du travail et gâta son caractère. « Rien, dit-il, ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. » Il y contracta les goûts et les vices qui sont les effets ordinaires de la tyrannie : la convoitise, la fainéantise, la dissimulation, le mensonge, le vol même. C'est ainsi que, grâce à ce malheureux apprentissage, il passa, suivant ses expressions, de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien.

Cependant son goût pour la lecture finit par lui revenir; il dévora tous les livres « bons ou mauvais (1) », d'une fameuse loueuse, La Tribu; et, si cette passion lui attira de nouveaux châtiments, elle le consola du moins des misères de son état, et le ramena à des sentiments plus nobles. Il recommença à vivre, par l'imagination, de la vie des personnages que lui présentaient ses lectures, et en se créant ainsi un état fictif, il oubliait son état réel; mais il développait aussi en lui ce penchant à se nourrir de

(1) « Si mon goût, dit-il, ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux. »>

fictions et cette humeur misanthropique qui devait le rendre si malheureux.

Enfin, las des mauvais traitements que lui prodiguait son patron, et qui devenaient de plus en plus intolérables à mesure qu'il avançait en âge, il prit le parti de fuir et s'éloigna de Genève. Il avait alors seize ans. Arrivé, dans ses Confessions, à cette crise de sa vie qui décida de sa destinée, Rousseau se demande ce qui serait arrivé de lui s'il était tombé dans les mains d'un meilleur maître, et il se prend à regretter la vie obscure et simple, mais égale et douce, que lui aurait faite le métier de graveur. Il eût été sans doute plus heureux, mais quelle perte pour le monde si cette lumière s'était consumée dans l'atelier d'un artisan! Rousseau, d'ailleurs, ne s'abuse-t-il pas ici? Même en tombant entre les mains d'un excellent maître, pouvait-il échapper à sa destinée?

Le hasard le conduisit à Confignon, village de Savoie, dont le curé s'appelait M. de Pontverre. Frappé par ce nom, fameux dans les annales de la république de Genève, il eut l'idée d'aller voir ce descendant des gentilshommes de la cuiller (1), et de lui conter son histoire. Le curé de Confignon vit

(1) Ces gentilshommes étaient ainsi nommés parce qu'ils s'étaient vantés de manger les Genevois à la cuiller, et qu'ils portaient comme signe de ralliement une cuiller pendue à leur cou.

là une occasion que le ciel lui envoyait d'enlever une âme à l'hérésie. Au lieu d'engager et d'aider le jeune Rousseau à rentrer dans sa famille, il l'adressa à Mme de Warens, qui avait elle-même abjuré le protestantisme pour le catholicisme (elle vivait alors à Annecy d'une de ces pensions que les rois de Sardaigne accordaient aux transfuges de la Réforme), et qui devait être naturellement disposée à seconder ses pieux desseins (1). C'est ainsi que Rousseau entra en relations avec l'aimable et singulière femme, qui devait avoir une si grande influence sur sa destinée, et qu'il fut conduit à abjurer la religion où il était né.

Mme de Warens l'envoya à Turin, sans que son père et son oncle eussent fait aucun effort pour le

(1) « Je vous envoie Jean-Jacques Rousseau, écrivit M. de Pontverre à madame de Warens, jeune homme qui a déserté son pays; il me paraît d'un heureux caractère, il a passé un jour chez moi, et c'est encore Dieu qui l'appelle à Annecy. Tâchez de l'encourager à embrasser le catholicisme. C'est un triomphe quand on peut faire des conversions. Vous concevez aussi bien que moi que pour ce grand œuvre auquel je le crois assez disposé, il faut tâcher de le fixer à Annecy, dans la crainte qu'il ne reçoive ailleurs quelques mauvaises instructions. Ayez soin d'intercepter tou es les lettres qu'on pourrait lui écriré de son pays, parce que se croyant abandonné, il abjurera plus tôt. Je remets tout entre les mains du Tout-Puissant et les vôtres que je baise.» (Voy. Mémoires de madame de Warens, Chambéry, 1786, p. 257. Cf. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, p. 56.)

soustraire au sort qui lui était réservé (1). Conduit å l'hospice des catéchumènes pour y être instruit dans le culte catholique, Rousseau n'eut pas sujet d'être édifié des spectacles qu'il eut sous les yeux : quiconque a lu les Confessions n'a pas oublié l'affreux tableau qu'elles retracent. Accoutumé à prendre au sérieux la religion dans laquelle il avait été élevé, et assez âgé déjà pour comprendre la gravité de l'acte qu'il allait accomplir, il se reprochait à lui-même sa faiblesse ; mais il ne se sentait pas la force de caractère nécessaire pour se tirer du mauvais pas où il s'était engagé. Il se laissa donc mener en procession à l'église métropolitaine de Saint-Jean, pour y faire une abjuration solennelle, et de là à l'Inquisition, pour recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'Église. Cette conversion, arrachée à sa faiblesse, ne modifia pas du moins le fond d'idées religieuses qu'il avait puisées dans sa première éducation : elle ne fit, au contraire, que lui inspirer plus d'antipathie contre le catholicisme. Il avait cru faire en cela une chose utile à ses intérêts, mais il n'en fut point récompensé. « Au moment, dit-il, où je pensais être enfin placé selon mes espé

(1) « Il semblait, dit Rousseau, que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon frère s'était perdu par une semblable négligence, mais si bien perdu qu'on n'a jamais su ce qu'il était devenu. >>

rances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs de petite monnaie qu'avait produits ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d'être fidèle à la grâce; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte et tout disparut. Il ne me resta que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout à la fois. »

Je ne suivrai pas Rousseau dans tous les incidents de sa vie, ne voulant noter en général que les circonstances qui ont pu influer sur son caractère et sur le développement de ses idées. Mais il en est ici certaines qui, à ce titre même, ne doivent point être omises. Avec l'esprit d'indépendance qui lui était naturel, notre jeune homme se vit bientôt forcé de se faire laquais pour vivre. « Voilà, dit-il, le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances. » C'est chez sa maîtresse madame de Vercellis qu'arriva l'aventure du ruban qu'il a lui-même divulguée : il ne rougit pas d'accuser une pauvre fille du vol dont il était l'auteur; et, une fois cette odieuse accusation proférée, une mauvaise honte l'empêcha de la rétracter et de se déclarer ainsi coupable à la fois de vol et de calomnie. Vous voyez combien le malheur et la servitude avaient dégradé son caractère. Cette faute qui, bien qu'elle fût un acte de méchanceté, ne provenait pas de sa méchanceté, mais de sa faiblesse, fut du moins

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