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esprits. Cette doctrine, il l'a toujours professée et soutenue, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes; dans la Nouvelle Héloïse, où tant de questions morales sont discutées et où il ne pourrait omettre la première de toutes; enfin et surtout dans l'Emile (Profession de foi du vicaire savoyard). Il y a bien, comme vous allez le voir, quelque confusion ou quelque inexactitude dans son analyse et son explication psychologique de la liberté, et cela tient sans doute à l'insuffisance de ses études philosophiques (j'aurai occasion de revenir sur ce point); mais cette inexactitude ou cette confusion ne l'empêche pas d'admettre la liberté, au point de vue moral, dans toute sa plénitude.

Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, il fait de la liberté la qualité spécifique qui distingue l'homme de l'animal.

« Ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les hommes la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme, car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance, on ne trouve que des actes pure

ment spirituels, dont on n'explique rien par les lois mécaniques. >>

Tout cela n'est pas d'une philosophie bien rigoureuse; mais le fait de la liberté n'en est pas moins reconnu, et c'est tout ce que je voulais noter ici.

Rousseau rattache avec raison à cette faculté celle de se perfectionner, qui ne distingue pas moins l'homme de l'animal.

«Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très-spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous, tant dans l'espèce que dans l'individu; au lieu qu'un animal est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. »

Je ne m'occupe pas ici des conséquences que, dans le discours d'où j'ai extrait ces lignes, Rousseau, suivant le paradoxe qu'il a entrepris de soutenir, tire du fait qu'il pose en principe; il me suffit de constater qu'il le reconnaît et le définit supérieurc

ment.

Dans la Nouvelle Héloïse (partie vi, lettre vn), il

établit la liberté par le sentiment intérieur, et oppose ce sentiment à tous les arguments, à toutes les subtilités, à tous les sophismes de l'école. Il a raison.

« J'entends beaucoup raisonner contre la liberté de l'homme, et je méprise tous ces sophismes, parce qu'un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus fort que tous ces arguments, les dément sans cesse ; et, quelque parti que je prenne, dans quelque délibération que ce soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'à moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilités de l'école sont vaines, précisément parce qu'elles prouvent trop, qu'elles combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge, et que, soit que la liberté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu'elle n'existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même ne serait pas libre, et ce mot de liberté n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir résolu la question, mais d'avoir mis à sa place unc chimère. Ils commencent par supposer que tout être intelligent est purement passif, et puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour prouver qu'il n'est pas actif. La commode méthode qu'ils ont trouvée là! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons pas actifs et libres, nous sentons que nous le soinmes. C'est à eux de prouver, non-seulement que ce sentiment pourrait nous tromper, mais qu'il nous trompe en effet. »

Voilà qui est bien dit et bien raisonné; mais Rousseau ajoute cette note à la lettre de Saint-Preux :

Ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit. Il s'agit de savoir si la volonté se détermine sans cause, ou quelle est la cause qui détermine la volonté. »

Or, l'Emile (Profession de foi du vicaire savoyard) va nous fournir la réponse à cette question. Nous trouverons, il est vrai, cette réponse inexacte et insuffisante; mais, je répète ici ce que j'ai dit plus haut, le fait de la liberté n'en est pas moins bien reconnu par Rousseau.

« Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la volonté qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque n'est pas douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes sens; je consens ou je résiste ; je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave, et que j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps. Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et l'entendement ne m'est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon tour quelle est la cause

qui détermine mon jugement: car il est clair que ces deux causes n'en font qu'une; et si l'on comprend bien que l'homme est actif dans ses jugements, que son entendement n'est que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa liberté n'est qu'un pouvoir semblable ou dérivé de celui-là; il choisit le bon comme il a jugé le vrai; s'il juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté ? c'est son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement? c'est sa faculté intelligente, c'est sa puissance de juger; la cause déterminante est en lui-même. Passé cela, je n'entends plus rien. »

Il y a là des erreurs dont Rousseau n'a pas vu la portée, mais que nous devons relever. Il n'est pas vrai en fait que l'homme choisisse le bon comme il a jugé le vrai: video meliora, deteriora sequor, a dit plus justement le poëte ancien; et, par conséquent, il n'est pas vrai en principe que la cause qui détermine la volonté soit nécessairement le jugement: la volonté se détermine par elle-même,non sans doute sans motif, mais en telle façon que ce n'est pas seulement dans son motif, mais dans sa propre force qu'est la cause suffisante de sa détermination; et c'est en cela que consiste sa liberté. Rousseau confond icila liberté et l'entendement. Or, en partant de là, il faut, ou bien admettre avec Descartes que l'entendement est libre, ce qui n'est pas admissible, ou bien, avec Hume et tous ceux qui ont nié la liberté, que l'enten

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