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mérait les modèles qu'avait suivis le nouveau poète; c'étaient les plus nobles et les plus illustres Bion, Théocrite, Virgile; c'était Chaucer, le grand ancêtre, plus populaire que jamais et dont Spenser imitait le vieux langage, aux applaudissements de son commentateur; c'étaient aussi quelques modernes fameux : le Mantouan, Marot. Sur le compte de ceux-ci, E. K. insiste moins; il nomme Théocrite et le Mantouan, mais

place Théocrite au premier rang, à propos d'une églogue presque entièrement traduite du Mantouan; il cite Marot pour une autre où l'imitation est insignifiante; et, à propos de la douzième, directement inspirée et en partie traduite du maître français, il ne dit rien; c'est, du reste, observe-t-il dédaigneusement ailleurs, peu de chose que Marot, et on doit se demander << s'il mérite le nom de poète ».

Annotée de la sorte, l'œuvre s'offrait aux regards aussi richement parée que les textes classiques les plus fameux. Cette manie n'était pas nouvelle : j'en ai exhumé un spécimen du XIIIe siècle; mais elle s'était beaucoup répandue à la Renaissance; à l'exemple des auteurs anciens, les modernes étaient publiés avec des notes plus longues que leur texte; le Mantouan surtout avait eu cet honneur dans la grande édition de Jodocus Badius. Il semble que E. K. ait voulu égaler ce modèle; son intention était de continuer pour les œuvres futures du nouveau poète. « Mes rêves, écrit Spenser à Harvey propos de ses Visions, peuvent former maintenant un volume à eux seuls, car la glose ou commentaire perpétuel qui les accompagne en a fait un livre aussi important que mon Calendrier. » Mais le succès de celui-ci dispensa désormais l'auteur de tant de précautions; ses Visions et le reste parurent sans « les excellentes remarques et nombreux traits d'esprit de E. K. ».

à

Les douze pastorales de Spenser, coupées de quelques apologues (le Chêne et la Ronce, le Renard et le Chevreau), traitent les sujets usuels dans ce genre de composition; non pas, il est vrai, tel que l'entendaient les anciens, mais bien tel que l'avaient pratiqué les poètes continentaux, gloires de la Renaissance. Ceux-ci avaient introduit dans leurs églogues de nouvelles matières et augmenté beaucoup la dose d'allusions contemporaines et la part de l'autobiographie. Plusieurs, cela va

sans dire, sont consacrées à l'amour, ce qui est de tous les temps: Colin pleure, en vers harmonieux, les dédains de Rosalinde. Une autre est une élégie sur la mort d'une noble dame Marot sert de précédent. Trois roulent sur des sujets politico-religieux, à l'exemple du Mantouan dans ses trois dernières églogues. Le Spagnuoli avait dénoncé, tout carmélite qu'il était, les vices de la Cour pontificale; Spenser nous présente Palinode, le berger catholique, et Piers, le berger protestant. C'est, en réalité, notre ami Piers Plowman qui reparaît; il parle avec éloquence et l'on pourrait juxtaposer aux siens beaucoup de vers du vieux Langland. Palinode est plus faible; il se montre partisan de la vie facile et à l'aise : Spenser n'a évidemment pas confié le rôle à un autre Thomas More, à un Southwell, ni même à un madré « bishop Blougran », comme celui de Browning. C'est, toutefois, un point remarquable, à cette date, que les deux bergers discutent sans se battre; dans la vie réelle, ils ne se fussent même pas battus; ils se seraient brûlés. Ce sont donc bien des bergers imaginaires; tous les autres le sont aussi. Imaginaire, le pasteur qui fait l'éloge d'Élisa, « Reine des bergers » et aussi d'Angleterre, si belle que, l'ayant vue, Phébus « rougit d'apercevoir ici-bas un autre soleil, et se voile la face ». Elle avait alors cinquante-quatre ans. Imaginaire, le berger qui se plaint du dédain des grands pour les poètes et la poésie; il chante et nul ne le paye (comme si l'usage était de payer les bergers pour autre chose que garder les moutons); on le récompense en paroles, en gloire : « fumée que tout cela»! Le passage est imité de très près du Mantouan dont le héros, toutefois, demeure un peu plus rapproché des réalités pastorales: « Quand j'ai chanté, j'ai soif, et personne ne me donne à boire. » Mais dans le Calendrier, Cuddie, c'est Spenser luimême, il parle en son propre nom et s'en cache à peine; il aspire à une place. Chante donc Élisabeth et son favori, lui répond son ami, berger qui connaît la Cour mieux que les champs. Car ces bergers sont réellement des moins champêtres qui aient jamais été; ils parlent des loups, mais pour rire; ils sont plus ferrés sur la mythologie que sur les mœurs des animaux et la floraison des plantes. On croirait, à les entendre, que les hirondelles se cachent dans leurs nids

l'hiver et sortent la tête au printemps, et que, de toutes les fleurs possibles, le daffodil (narcisse ou œillet de Pâques) est, par excellence, la fleur emblématique de l'été.

Mais grande est l'élégance du style, le vers est harmonieux, Spenser se joue de la difficulté de mètres compliqués, anciens ou nouveaux, avec une habileté jusque-là sans exemple; le ton de douce mélancolie de plusieurs églogues berce agréablement l'esprit. La dernière de ces pièces est une élégie d'un grand charme, mais d'une tristesse découragée et un peu morbide, à l'idée de l'hiver et de la mort. Cette appréhension est, d'ailleurs, personnelle à ce poète de vingt-sept ans qui, pour le reste, suit Marot et lui emprunte en particulier le beau passage:

Sur le printemps de ma jeunesse folle,

souvent cité, encore maintenant, comme étant, sous la plume de Spenser, un document «< autobiographique ». La traduction est, en tout cas, aussi délicieuse que l'original. Le sentiment national recevait satisfaction par l'éloge d'Élisabeth, et par l'imitation et la louange de Chaucer (le Tityre du Calendrier) et de Piers Plowman. Enfin, l'Angleterre n'en était plus aux ébauches rudes ou plates des Barclay et des Googe; elle avait son propre recueil d'églogues, dû à un vrai poète, elle possédait une œuvre pareille à celles dont s'enorgueillissaient les autres pays lettrés un Mantouan, disaient les critiques, un Virgile même nous est né. Peut-être tiendrait-il parole, et, comme il l'annonçait déjà, après les bergers, chanterait-il les prouesses des héros pascua, rura, duces.

III

Ille ego qui quondam..., avait écrit Virgile. « Moi qui naguère avais modulé mon chant sur de légers pipeaux, maintenant je célèbre les armes et ce héros... » A l'exemple de l'illustre Romain dont la renommée, depuis le temps d'Auguste, ne s'était jamais entièrement éteinte, guide du Dante et modèle de Pétrarque, les plus grands poètes du renouveau vou

lurent donner à leur patrie l'équivalent de sa gloire. Être le Virgile de leur pays était, à la Renaissance, le rêve des mieux doués; il fallait reproduire cette série de poésies admirables : chants pastoraux et chants épiques. Pétrarque avait ouvert la voie, dotant sa patrie de nouvelles églogues et d'une nouvelle épopée cette Africa latine qui lui avait valu le laurier. Le Tasse et Ronsard avaient consacré, de même, leur génie à des bergers et à des chevaliers après la Jérusalem délivrée, l'Amynte; après les pastorales d'Orléantin et de Margot, la Franciade; et les Italiens avaient eu encore Arioste, et les Français, du Bartas, dont la Sepmaine, parue en 1579, avait eu trente éditions en six ans et faisait l'admiration de l'Europe. A son tour, le plus grand poète que la Renaissance eût encore valu à l'Angleterre brûlait de suivre ces exemples fameux. Il l'avait déclaré dans ses églogues; il se sentait prêt pour de plus hauts sujets; il marquait maintenant, dès les premiers vers de sa nouvelle œuvre, son intention d'imiter la carrière virgilienne: «Moi, dont la Muse, naguère, s'était vêtue, au gré des circonstances, du modeste habit pastoral, je me vois assigner, quoique indigne, une toute autre tâche, et vais abandonner, pour la trompette guerrière, mes rustiques pipeaux'. >>

Il s'agissait de fournir à l'Angleterre une épopée qui fût bien à elle, comme l'Énéide avait été à Rome, comme le Roland d'Arioste et la Jérusalem du Tasse convenaient à l'Italie de la Renaissance sanglante et splendide, païenne et chrétienne à la fois, ironique et amoureuse, illuminée de beauté. L'idée première de son poème vint à Spenser dans ces courtes années, où, jeune, admiré et heureux, il voyait de près et en beau le monde pour qui il souhaitait écrire, et pouvait dater de «Leicester house» ses lettres à son ami Harvey. C'était le monde brillant, instruit, valeureux, peu scrupuleux, qui formait l'entourage de la reine, où Sidney, trop sincère, n'avait qu'un demi-succès et était, à son honneur, une exception; où, sous des dehors polis et un grand éclat d'esprit et de costume, un apre égoïsme servait très souvent de ressort aux actions; où l'on se privait peu de satisfaire ses passions

1. Premiers vers de la Faerie Queene.

et même ses fantaisies, mais où l'on se flattait de garder un idéal élevé, supérieur à celui du vulgaire groupe de gens aristocratiques, personnels, ardents à la conquête des réalités, doués d'une imagination débordante et chimérique, peu accessibles à la tendresse humaine, très fiers de leur reine, de leur pays et d'eux-mêmes.

Dès 1579, comme le montre la correspondance avec Harvey, une partie du poème était écrite; l'oeuvre fut continuée en Irlande; elle était fort avancée lors de cette soirée littéraire de 1583, dont Lodowick Bryskett a rendu compte; enfin les trois premiers livres étaient finis au temps de la visite de Raleigh à Kilcolman. Ils parurent en 1590, sous le titre de la Reine des Fées, divisée en douze livres, représentant les douze vertus morales. Et l'on put constater tout de suite, par l'effet produit, que Spenser avait vu juste il avait donné véritablement à son pays, à son milieu et à son époque, l'œuvre qui convenait au lieu, aux gens et à l'heure. La foule demeura distraite, mais le livre ne lui était pas destiné; les connaisseurs furent dans l'enthousiasme.

L'intention aristocratique est nettement marquée : « L'objet de toute l'œuvre, dit Spenser, est de façonner l'esprit d'un gentilhomme ou personne noble, en lui proposant l'exemple d'actes nobles et vertueux. » Le poème était dédié à la « très puissante et magnifique impératrice Élisabeth », et recommandé, en dix-sept sonnets, à tout ce que la Cour comptait de puissant et de brillant : patrons actuels ou possibles, seigneurs influents, chancelier, ministres, dames de haut rang, Hatton, Essex, Oxford, Grey, Raleigh, Burghley, Buckhurst, Walsingham, lady Pembroke, lady Carew, enfin, dans un dernier sonnet, « à toutes les gracieuses et belles dames de la Cour». Colin, alors, était rempli des meilleures espérances.

Suivant la tradition virgilienne, telle qu'on la comprenait à ce moment, Spenser offrait à ses contemporains une allégorie genre noble, supérieur aux vulgarités de la vie ordinaire et conforme aux précédents les plus ilustres car on voyait encore, et Spenser plus que personne, des allégories partout. L'Iliade, l'Énéide, le Roland furieux, la Jérusalem délivrée, sont, à ses yeux, des manières d'allégories, des poèmes philosophiques, remplis d'intentions cachées. Désireux, non seulement

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