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d'être indiscret. Il referma la porte, et une dure angoisse étreignit son cœur, le tordit d'une douleur physique.

Il étouffait. En quelques pas il atteignit la fenêtre et l'ouvrit. Un peu de fraîcheur récréa sa poitrine. Il contempla la splendeur du ciel étoilé et regretta d'être athée. Car il aurait eu grand besoin de prier et de se reposer en une bonté puissante. Il se perçut très faible et seul et de nouveau s'affaissa dans son fauteuil, s'efforçant de se soumettre au jeu des lois naturelles, incapable d'ordonner ses pensées avec suite, frémissant aux moindres rumeurs de la campagne assoupie, souhaitant passionnément d'apprendre, fût-ce une catastrophe: et pourtant il avait si peur de savoir qu'il n'osait mander un domestique pour l'envoyer aux nouvelles.

Tout à coup un grattement à sa porte le fit tressaillir. Avec honte, il s'aperçut qu'il faisait jour et qu'il dormait. Il commanda d'entrer d'une voix sans timbre. A travers une sorte de brume, il distingua le bonnet blanc et le fichu de linon de mademoiselle Séraphine, camérière, et il fut convaincu qu'elle annonçait un malheur. A sa stupeur, elle prononça de sa voix ordinaire que madame la marquise priait monsieur son époux de vouloir la joindre en sa chambre à dormir.

Lorsque M. de Migurac pénétra dans l'appartement de sa femme, le premier objet qu'il visa fut une manière de substance rougeâtre, torchée de blanc, aux formes confuses et de mouvements mal réglés, qui geignait entre les bras de mademoiselle Perronneau laquelle l'envisageait d'un sourire satisfait. Et, en même temps, la voix de la marquise arrivait à ses oreilles, affaiblie sans doute, mais néanmoins ferme et distincte :

Monsieur, disait-elle, - j'espère qu'il vous plaira de faire bon accueil au fils que je vous avais promis.

M. de Migurac considéra la marquise. Elle était fort pâle et ses souffrances se lisaient sur ses traits creusés. Mais, couchée dans le grand lit proprement nappé de belle toile fine et d'une courtepointe en soie de Lyon, elle gardait malgré sa langueur l'air de noblesse qui lui était habituel. Hors d'état de parler, M. de Migurac prit la main blanche qui pendait et la baisa avec une ferveur inaccoutumée.

Mais mademoiselle Perronneau, la mine importante et les

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bras levés, s'approcha de lui et lui tendit l'enfant. Il contempla avec embarras la petite masse rougeaude et plissée, les petits yeux troubles sans regard, les doigts minuscules tortillés à l'aventure, et, sans trouver de paroles, il s'inclina vers le petit front bosselé. Et puis, songeant que cette chose était son fils et qu'elle deviendrait un homme, il sentit ses paupières s'humecter et sur ses joues plusieurs larmes coulèrent qu'il ne pouvait pas retenir, cependant que madame de Migurac l'envisageait avec un sourire orgueilleux et quelque condes cendance.

Lorsque M. de Migurac eut ressaisi ses esprits, mademoiselle Perronneau, experte dans le protocole des naissances, opina qu'il était séant qu'on fit du nouveau-né un chrétien, et, le baptême étant ajourné aux relevailles de la marquise, M. Baguelinier, le vieux curé de Migurac, entra de son pas chancelant, marmonna deux lignes de latin entre ses gencives nues et ondoya l'enfant d'un signe de croix saccadé au moyen de ses longs bras maigres qui tremblaient.

Cette sainte cérémonie achevée, le jeune catholique fut remis ès mains de la brune Maguelonne, fille accorte du bourg, aux hanches larges et à l'ample poitrine, que l'œil perspicace de mademoiselle Perronneau avait entre plusieurs postulantes distinguée pour la charge enviée de nourrice; et bientôt le marquis vit les joues de son fils se gonfler en mesure afin de goûter sa première nourriture.

L'héritier du marquisat de Migurac fut inscrit au registre paroissial sous les prénoms antérieurement convenus de LouisLycurgue. La marquise avait exigé que son fils eût le même patron que les trois plus illustres entre les rois de France : celui qui avait mérité le nom de Saint, celui qui avait été le Roi-Soleil, et enfin Louis le Bien-Aimé, monarque régnant. Le nom de Lycurgue avait été choisi par M. de Migurac qui avait à cœur que l'enfant s'appelât comme le plus sage des législateurs, le philosophe qui avait révélé aux hommes les principes de la nature et de l'égalité.

A ces prénoms fut adjoint, selon la prière expresse de madame de Migurac, le titre de vicomte d'Aubetorte, attaché à une sorte de métairie passable dont le toit s'adornait d'une tourelle.

Le soir, il y eut une large distribution de vivres parmi les rustres accourus pour offrir leurs vœux à leur dame, et un feu d'artifice, payé cent vingt livres et dix sols au meilleur artificier de Périgueux, fut tiré par les soins de maître PierreAntoine Lestrade, qui cumulait au château les fonctions de grand écuyer et d'intendant.

Tels furent les événements notables qui accompagnèrent la naissance de Louis-Lycurgue. Ajoutons que mademoiselle Perronneau, l'estimait robuste et bien constitué; au mode dont il braillait, elle augura bien de ses poumons; son poids, qui était de cinquante-deux marcs, et l'ampleur de ses pieds et de ses mains lui firent prophétiser qu'il serait de bonne taille.

Cette demoiselle, qui ne dédaignait pas les indications de l'astrologie, observa de plus que l'enfant, étant né sous le signe du Lion, aurait une âme généreuse et pourrait aspirer à de hautes destinées. Mais elle recommanda de joindre à la médaille bénite qu'on lui passa au cou un petit rubis percé d'un trou, car cette pierre a la vertu de préserver celui qui la porte des mauvaises influences de la constellation: or celle-ci, comme chacun sait, favorise naturellement la mobilité de caractère, l'ardeur démesurée des passions et le penchant à multiplier soi-même les traverses ordinaires de la vie.

Sans méconnaître le caractère peu catholique de telles croyances, la marquise en fut émue et n'estima pas qu'il fût prudent de les dédaigner. Un exprès courut à franc étrier querir chez un joaillier de Périgueux une pierre de belle eau qui fut placée au cou de l'enfant. Ce ne fut que vers la vingt-deuxième année de son âge que Louis-Lycurgue, ayant été réduit à la vendre dans des circonstances que nous dirons, fut averti qu'elle était fausse, le marchand ayant trompé la bonne foi de ses parents. D'où les gens superstitieux ne manquèrent pas de conclure qu'il était à bon droit voué à une carrière tumultueuse, puisque l'action pernicieuse des astres n'avait pas été conjurée.

II

PREMIÈRES ANNÉES DE LOUIS-LYCURGUE

Selon des conjectures plausibles, la première enfance de Louis-Lycurgue ne fut point féconde en prodiges. Il va sans dire qu'en faisant cette affirmation nous négligeons les bavardages de Maguelonne, qui, ainsi qu'il convient à une nourrice, réputait son Lulu le plus merveilleux poupon du monde et ne tarissait point en éloges quant à son esprit et ses grâces physiques. Sur ce thème, contre la coutume, elle n'avait point pour rivale la propre mère de Louis-Lycurgue: car madame Olympe entretenait un cœur à tel point émondé et judicieusement réglé que l'illusion maternelle même n'y croissait point en herbes folles. Mais, par une exception assez rare pour être notée, c'était le marquis de Migurac lui-même qui semblait plus disposé à voir dans monsieur son fils un objet extraordinaire. Il s'attardait de longues heures à le contempler avec une attention émerveillée, et, quand par hasard ils se trouvaient seuls, il lui arrivait de prendre l'enfant entre ses bras et de lui tenir un mystérieux langage dont celui-ci sans doute avait le secret puisqu'il souriait. Les moindres malaises du jeune vicomte affectaient incroyablement son père: le marquis souffrait avec lui dans ses coliques; l'un avait la poitrine oppressée quand l'autre toussait; et ce ne fut que par un effort méritoire de volonté qu'il put se rendre à Bordeaux où l'appelait une affaire urgente dans le moment où LouisLycurgue eut la coqueluche. Cette tendresse particulière, encore que M. de Migurac la dissimulât par une sorte de pudeur, éclatait aux yeux de tous, et volontiers répétait-on au château qu'en son père l'enfant avait véritablement une mère, et, en sa mère, son père.

Quoi qu'il en soit, Louis-Lycurgue fit sa croissance aisément et comme qui veut vivre. Riche de cœur et de corsage, Maguelonne, dix-huit mois durant, ne lui ménagea pas les trésors de son sein et de son affection. Ainsi passa-t-il sans encombre cette période chanceuse de son existence ter

restre et sans qu'il fallût requérir les soins de maître Petin qui dans le village cumulait les emplois de chirurgien, de médecin, de barbier et d'écrivain public. Louis-Lycurgue téta avec énergie et voracité, n'eut point de fièvres malignes ni de convulsions, perça sa première dent à six mois et n'attendit point d'avoir révolu ses douze mois pour errer sur ses propres jambes d'un pas mal assuré, mais téméraire, par les antichambres et les allées. Ces marques de précocité engendrèrent, comme de juste, une vanité manifeste chez Maguelonne, qui en attribuait le mérite à son lait plus volontiers qu'au sang des Migurac.

Le moral du jeune vicomte se développa, ainsi qu'il arrive, moins promptement que sa personne physique. Cependant, de bonne heure, il manifesta des instincts que le psychologue ne saurait négliger. Les hurlements furieux dont il déclarait son impatience de prendre le sein se doivent interpréter non seulement comme le témoignage de la violence de son appétit, mais comme un signe de l'intensité de ses passions: il est notable, en effet, que si le retard se prolongeait au delà de certaines limites, lorsque enfin Maguelonne apitoyée lui présentait l'objet désiré, au lieu de s'y jeter goulûment comme la plupart des nourrissons, il la repoussait et la griffait avec rage, démontrant ainsi que sa colère n'était point seulement de faim exaspérée, mais d'orgueil outragé.

Dans sa conduite avec ses jouets, on remarquerait sans peine peu de constance et quelque chose d'un caractère également lunatique et impérieux. Au premier anniversaire de sa naissance, le chevalier de Condras lui offrit une superbe poupée d'Allemagne, amenée à grand frais et vraie manière de chef-d'œuvre. Il la salua dès l'abord par des gloussements d'enthousiasme, n'eut de cesse qu'il n'en eût fourré les deux pieds dans sa bouche, et exigea, pour s'endormir, qu'elle partageât sa bercelonnette. Mais, deux jours après, Maguelonne, hypocrite, la lui ayant offerte alors qu'il attendait d'elle un autre office, il la rejeta au loin de toute la force de son petit bras et dès lors s'épandit en hurlements à chaque fois qu'il put l'entrevoir.

Malaisément pouvait-on prévoir, la veille, quel divertissement lui serait agréable au matin. En général il était enclin

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