Page images
PDF
EPUB

ronneau, sage-femme réputée de Périgueux, qui, depuis une quinzaine, attendait fort patiemment dans l'aile gauche du château que l'heure sonnât de faire montre de ses talents. Mademoiselle Perronneau qui, sinon celui de sa bouche, n'avait nul souci plus précieux que celui de son lit, arriva se frottant les yeux et le visage mal satisfait. Elle dut s'assurer que la marquise ne l'avait pas dérangée en vain et que, selon toute prévision humaine, plusieurs heures ne s'écouleraient pas sans que le nom de Migurac eût un héritier. Serait-il mâle ou femelle? il n'y avait pas d'hésitation dans l'âme de la marquise; et d'un doute possible elle eût souri, encore qu'elle ne fût point fort à son aise. Quand le marquis effaré se présenta, la perruque de travers et les bas en tire-bouchon sur les mollets, elle lui tendit son front d'un air de noblesse et lui dit :

Monsieur, demain je vous offrirai sans faute un marquis de Migurac.

Puis elle le pria de se retirer, estimant qu'un homme n'était point à sa place en tel événement.

Le marquis Henri obéit dans un grand trouble. Les péripéties diverses de son existence l'avaient toujours assailli à l'improviste; et tout ce qu'il y avait eu d'important dans sa vie, depuis sa naissance jusqu'à son mariage, s'était accompli sans qu'il y eût pris d'initiative. Aussi, quoique sa tendresse s'émût des souffrances probables de madame Olympe, il ne mit point en doute que sa requête fût légitime, et, s'étant allé renfermer dans son appartement, il passa sa nuit à se promener de long en large, tantôt prêtant l'oreille au moindre bruit, et tantôt absorbé dans ses méditations.

La perspective que, contre toute espérance, un enfant allait naître de lui après dix ans d'union stérile lui semblait prodigieuse. Tandis que madame de Migurac avait accueilli sa grossesse avec une satisfaction grave et calme, comme un événement dont il n'y avait pas lieu de s'étonner et qui était la conséquence naturelle de sa longue patience, de ses prières et de ses offrandes à sainte Radegonde, le marquis était demeuré longtemps incrédule; puis, quand son scepticisme avait dû s'incliner devant la sagesse instruite de mademoiselle Perronneau, il n'avait pu se défaire d'un soupçon tenace

qu'un accident mettrait à néant son espérance. Maintenant encore, il appréhendait quelque catastrophe, attendait d'un instant à l'autre un message funeste... Mais il n'y avait dans le château que le silence.

Se rappelant le sang-froid de la marquise, M. de Migurac s'efforça de dominer ses nerfs et il osa fixer sa pensée sur cet enfant qui allait naître.

Au fond de son âme, il désirait une fille. Il n'avait point celé à la marquise ce vou, surprenant chez un gentilhomme qui n'avait pas encore d'héritier de son nom, et la noble dame n'avait pu lui dissimuler un étonnement où se mêlait quelque blâme. Au vrai, de son inclination il eût malaisément donné une raison précise. Peut-être, vu l'amoindrissement de la fortune des Migurac, conséquence des folies de monsieur son père, tenait-il pour préférable que son nom s'éteignît avec lui-même, plutôt que de décliner lentement par le fait d'une postérité mal argentée; peut-être en une fille espérait-il auprès de lui quelque chose de doux et de câlin que jusque-là il n'avait point connu. Peut-être encore, par une bizarrerie de son esprit, s'effarait-il de quelle manière il formerait l'âme d'un homme ce scrupule singulier eût assez bien convenu aux théories étranges qui lui étaient chères et que d'ailleurs il répugnait à développer, aimant mieux se taire que de scandaliser son prochain.

Bref, il eût préféré une fille. Mais madame de Migurac lui avait promis un fils avec autorité. Quelque déraisonnable qu'il pût être de s'attacher à des pressentiments en pareille matière, il savait la marquise si exacte dans ses propos et si ponctuelle dans ses devoirs qu'il en était frappé et tendait malgré lui à la croire. Et il pensait avec un petit regret à tous les jolis prénoms qu'il ne donnerait pas à sa fille et qu'il aurait murmurés avec tant de délices: Hypatie, Eucharis, Arsinoé, Irène.

Dans la nuit muette, un cri atroce déchira les airs, pénétra M. de Migurac jusqu'aux moelles, l'arracha du fauteuil où il sommeillait. Déjà il tirait le loquet pour se précipiter vers la chambre de la marquise, lui porter secours dans l'agonie où il la devinait... Mais sa timidité d'agir et le sentiment de son impuissance l'arrêtèrent. Il craignit un spectacle affreux ou

d'être indiscret. Il referma la porte, et une dure angoisse étreignit son cœur, le tordit d'une douleur physique.

Il étouffait. En quelques pas il atteignit la fenêtre et l'ouvrit. Un peu de fraîcheur récréa sa poitrine. Il contempla la splendeur du ciel étoilé et regretta d'être athée. Car il aurait eu grand besoin de prier et de se reposer en une bonté puissante. Il se perçut très faible et seul et de nouveau s'affaissa dans son fauteuil, s'efforçant de se soumettre au jeu des lois naturelles, incapable d'ordonner ses pensées avec suite, frémissant aux moindres rumeurs de la campagne assoupie, souhaitant passionnément d'apprendre, fût-ce une catastrophe: et pourtant il avait si peur de savoir qu'il n'osait mander un domestique pour l'envoyer aux nouvelles.

Tout à coup un grattement à sa porte le fit tressaillir. Avec honte, il s'aperçut qu'il faisait jour et qu'il dormait. Il commanda d'entrer d'une voix sans timbre. A travers une sorte de brume, il distingua le bonnet blanc et le fichu de linon de mademoiselle Séraphine, camérière, et il fut convaincu qu'elle annonçait un malheur. A sa stupeur, elle prononça de sa voix ordinaire que madame la marquise priait monsieur son époux de vouloir la joindre en sa chambre à dormir.

Lorsque M. de Migurac pénétra dans l'appartement de sa femme, le premier objet qu'il visa fut une manière de substance rougeâtre, torchée de blanc, aux formes confuses et de mouvements mal réglés, qui geignait entre les bras de mademoiselle Perronneau laquelle l'envisageait d'un sourire satisfait. Et, en même temps, la voix de la marquise arrivait à ses oreilles, affaiblie sans doute, mais néanmoins ferme et distincte :

Monsieur, - disait-elle, j'espère qu'il vous plaira de faire bon accueil au fils que je vous avais promis.

M. de Migurac considéra la marquise. Elle était fort pâle et ses souffrances se lisaient sur ses traits creusés. Mais, couchée dans le grand lit proprement nappé de belle toile fine et d'une courtepointe en soie de Lyon, elle gardait malgré sa langueur l'air de noblesse qui lui était habituel. Hors d'état de parler, M. de Migurac prit la main blanche qui pendait et la baisa avec une ferveur inaccoutumée.

Mais mademoiselle Perronneau, la mine importante et les

bras levés, s'approcha de lui et lui tendit l'enfant. Il contempla avec embarras la petite masse rougeaude et plissée, les petits yeux troubles sans regard, les doigts minuscules tortillés à l'aventure, et, sans trouver de paroles, il s'inclina vers le petit front bosselé. Et puis, songeant que cette chose était son fils et qu'elle deviendrait un homme, il sentit ses paupières s'humecter et sur ses joues plusieurs larmes coulèrent qu'il ne pouvait pas retenir, cependant que madame de Migurac l'envisageait avec un sourire orgueilleux et quelque condes cendance.

Lorsque M. de Migurac eut ressaisi ses esprits, mademoiselle Perronneau, experte dans le protocole des naissances, opina qu'il était séant qu'on fît du nouveau-né un chrétien, et, le baptême étant ajourné aux relevailles de la marquise, M. Baguelinier, le vieux curé de Migurac, entra de son pas chancelant, marmonna deux lignes de latin entre ses gencives nues et ondoya l'enfant d'un signe de croix saccadé au moyen de ses longs bras maigres qui tremblaient.

Cette sainte cérémonie achevée, le jeune catholique fut remis ès mains de la brune Maguelonne, fille accorte du bourg, aux hanches larges et à l'ample poitrine, que l'œil perspicace de mademoiselle Perronneau avait entre plusieurs postulantes distinguée pour la charge enviée de nourrice; et bientôt le marquis vit les joues de son fils se gonfler en mesure afin de goûter sa première nourriture.

L'héritier du marquisat de Migurac fut inscrit au registre paroissial sous les prénoms antérieurement convenus de LouisLycurgue. La marquise avait exigé que son fils eût le même patron que les trois plus illustres entre les rois de France : celui qui avait mérité le nom de Saint, celui qui avait été le Roi-Soleil, et enfin Louis le Bien-Aimé, monarque régnant. Le nom de Lycurgue avait été choisi par M. de Migurac qui avait à cœur que l'enfant s'appelât comme le plus sage des législateurs, le philosophe qui avait révélé aux hommes les principes de la nature et de l'égalité.

A ces prénoms fut adjoint, selon la prière expresse de madame de Migurac, le titre de vicomte d'Aubetorte, attaché à une sorte de métairie passable dont le toit s'adornait d'une tourelle.

Le soir, il y eut une large distribution de vivres parmi les rustres accourus pour offrir leurs vœux à leur dame, et un feu d'artifice, payé cent vingt livres et dix sols au meilleur artificier de Périgueux, fut tiré par les soins de maître PierreAntoine Lestrade, qui cumulait au château les fonctions de grand écuyer et d'intendant.

Tels furent les événements notables qui accompagnèrent la naissance de Louis-Lycurgue. Ajoutons que mademoiselle Perronneau, l'estimait robuste et bien constitué; au mode dont il braillait, elle augura bien de ses poumons; son poids, qui était de cinquante-deux marcs, et l'ampleur de ses pieds et de ses mains lui firent prophétiser qu'il serait de bonne taille.

Cette demoiselle, qui ne dédaignait pas les indications de l'astrologie, observa de plus que l'enfant, étant né sous le signe du Lion, aurait une âme généreuse et pourrait aspirer à de hautes destinées. Mais elle recommanda de joindre à la médaille bénite qu'on lui passa au cou un petit rubis percé d'un trou, car cette pierre a la vertu de préserver celui qui la porte des mauvaises influences de la constellation: or celle-ci, comme chacun sait, favorise naturellement la mobilité de caractère, l'ardeur démesurée des passions et le penchant à multiplier soi-même les traverses ordinaires de la vie.

Sans méconnaître le caractère peu catholique de telles croyances, la marquise en fut émue et n'estima pas qu'il fût prudent de les dédaigner. Un exprès courut à franc étrier querir chez un joaillier de Périgueux une pierre de belle eau qui fut placée au cou de l'enfant. Ce ne fut que vers la vingt-deuxième année de son âge que Louis-Lycurgue, ayant été réduit à la vendre dans des circonstances que nous dirons, fut averti qu'elle était fausse, le marchand ayant trompé la bonne foi de ses parents. D'où les gens superstitieux ne manquèrent pas de conclure qu'il était à bon droit voué à une carrière tumultueuse, puisque l'action pernicieuse des astres n'avait pas été conjurée.

« PreviousContinue »