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LES VACANCES

D'UN JEUNE HOMME SAGE

Il n'y a plus d'enfants.
(VIEUX DICTON.)

Bien qu'il eût fait avec soin le tour de l'oranger qui est à l'angle du parterre, près du bassin, dans le jardin du Luxembourg, et que ce rite superstitieux passât, à l'École Saint-Xavier, pour porter infailliblement chance aux candidats qui l'accomplissent, Georges Dolonne n'en fut pas moins refusé à son baccalauréat. L'oral lui fut néfaste. L'événement eut lieu en Sorbonne, le lundi 19 juillet 188..., un peu avant midi. Georges Dolonne vint le dernier de sa série aussi son examen fut-il assez bref. Les examinateurs avaient hate d'aller déjeuner. Depuis plus de deux heures qu'il assistait, assis sur un banc, dans la petite salle obscure et poussiéreuse, à l'interrogatoire de ses camarades, il lui semblait qu'il eût répondu assez bien à leur place, tandis qu'on lui réservait justement sans doute des questions auxquelles il ne saurait pas répondre.

:

Ce fut en ces conditions que son tour arriva. L'appel de son nom retentit dans la salle déserte, et il se trouva seul devant trois messieurs attablés derrière un tapis vert. Quoiqu'il les eût longuement regardés, il ne les reconnut point.

Deux d'entre eux étaient maigres, l'un avec une barbiche noire, l'autre avec des favoris gris; le troisième, gros et rasé. 15 Juin 1903.

Ι

se renversait au dossier de sa chaise et mâchonnait un curedents. L'explication que donna Georges Dolonne d'un texte de Xénophon fut confuse. Le règne de Louis XIII, à qui paraissait s'intéresser extrêmement le monsieur à barbiche, lui était très incomplètement connu, et surtout l'affaire de la Valteline. Il fut injuste pour Richelieu. Le monsieur à favoris lui demanda sur les fables de La Fontaine des détails indiscrets; puis il pointa une feuille du bout de son crayon, qu'il suça ensuite et qu'il posa sur la table.

Georges Dolonne avait chaud et soif. Il pensa à l'oranger du Luxembourg: de sa caisse verte, son tronc noueux arrondissait en boule ses feuilles vernies, sur le ciel clair. L'oranger était sa seule chance de salut on y avait, à l'École SaintXavier, une confiance assurée! Et Georges Dolonne se revit faisant le tour de l'arbre, réentendit le clapotement du jet d'eau. Les examinateurs se consultaient. Le gros glabre le considérait avec bonté, son poing fermé sur le tapis vert. Georges Dolonne était de petite taille, mince et frêle, les cheveux blonds et le teint pâle. Il se sentit soupesé comme dans une balance et se redressa fièrement: il saurait être refusé tout comme un autre. Des gouttes de sueur lui perlaient au front. Il tira de sa tunique un mouchoir fin, s'essuya et se moucha, bien qu'il n'en n'eût aucun besoin.

Le gros examinateur laissa retomber bruyamment les pieds de sa chaise et dit à Georges Dolonne, d'une voix égale et douce qui contrastait avec son corps épais et sa large face

rasée :

Voyons, monsieur, dites-moi, pour finir, quels sont les affluents de droite de la Loire?

Georges Dolonne comprit toute l'importance de la question. Elle allait décider de l'issue de son examen. L'examinateur à barbiche et l'examinateur à favoris caressèrent, l'un son poil gris, l'autre son crin noir, et parurent soudain attentifs. L'appariteur. qui remuait des bancs. s'arrêta. Georges Dolonne réfléchit.

«Les affluents de droite de la Loire ?... >>

Il en nomma un, précipitamment. C'était l'un des plus petits et des plus insignifiants: la Vince. Il la connaissait bien, cette souple rivière. Elle coulait à travers des prairies, entre

des peupliers, et passait, divisée en deux branches, sous les deux ponts en pierre de la petite ville de Rivray-sur-Vince, où il allait pendant les vacances et où il serait le lendemain soir. Il nomma la Vince, puis resta court. La carte de France s'étendit devant ses yeux. Les montagnes s'y dessinaient comme des chenilles; les préfectures la marquaient de leur petit cercle et les sous-préfectures de leur point noir. Les fleuves y traçaient leurs lignes sinueuses, droites ou courbes. La Meuse, la Seine, la Garonne. le Rhône et la Loire y formaient un fouillis inextricable. Il se tut.

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Le gros examinateur se leva, l'air découragé, et mit ses fortes mains sur les épaules de ses collègues, qui se penchaient pour consulter les notes du candidat, et Georges Dolonne l'entendit qui lui disait de sa bonne voix douce :

Vous êtes ajourné, monsieur.

Georges Dolonne salua poliment. Debout, il se sentit les jambes molles. Les affluents de la Loire lui revenaient brusquement à l'esprit. Il avait leurs noms sur les lèvres. A la porte de la salle, il se retourna : elle était vide. Le tapis vert avait reverdi. Georges Dolonne descendit l'escalier B, qu'il avait monté, deux heures auparavant, sans présomption mais non sans espoir.

Dans la cour, il fut ébloui de l'ardeur du soleil qui tombait d'aplomb sur le pavé chaud, entre les quatre murs qui la bordaient. Les vitres des fenêtres semblaient fondre. Le dôme de l'église de la Sorbonne bombait sur le ciel bleu et brûlant, comme trop mûr et près d'éclater. Des pigeons lourds traversaient l'air surchauffé et se posaient çà et là. Ils piquaient du bec dans l'interstice des pavés de grès. L'un d'eux roucoula et gonfla ses plumes lisses et pesantes. Sur le mur, dans un cadre de bois, les noms des candidats admissibles à l'écrit étaient encore affichés : il y relut le sien. Le gros examinateur qui l'avait ajourné traversait la cour déserte, sous une ombrelle blanche. Georges Dolonne déboutonna sa tunique qui l'étouffait, s'éventa avec son képi et dit à haute voix :

Zut!

De toute façon, c'était la fin de l'année scolaire, de la classe et de l'étude, du préau et du réfectoire, du lever mati

nal: demi-pensionnaire, il devait être à l'École Saint-Xavier à huit heures du matin et n'en revenir que le soir pour diner, avec des devoirs à terminer et des leçons à apprendre. Bien que le régime de Saint-Xavier fût assez doux, il n'en est pas moins ennuyeux, à seize ans, d'obéir à la cloche et de n'avoir congé que le dimanche, après vêpres. Reçu ou non, c'étaient tout de même les vacances, le silence de la province, la campagne, les longues journées de paresse ou de promenades.

Il était arrêté au coin de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, immobile au bord du trottoir. Un lourd tonneau d'arrosage remontait la chaussée. L'éventail d'eau éclaboussa ses bottines poudreuses et cingla le bord de son pantalon gris. La corne d'un tramway gémit. Un Algé· rien passa avec une charge de tapis grossièrement colorés ; sa face noire luisait sous la chéchia rouge. Un arbre laissa tomber une feuille prématurément roussie et desséchée.

Georges Dolonne marchait à petits pas. Il consulta sa montre de nickel, que son père lui avait promis de remplacer par une montre d'or à double boîtier s'il rentrait bachelier. Elle marquait midi moins trois. Il ne se pressa point. Il fallait maintenant annoncer à sa mère un échec qu'elle mettrait sans nul doute au compte de sa timidité, mais il regrettait de n'avoir rien à lui apprendre qui lui fît plaisir. Son père accepterait la chose également bien : M. Dolonne était bon et distrait, et ses sévérités ne duraient point. Georges ne désespérait pas d'avoir tout de même la montre à double boîtier. Ses parents trouveraient bien une occasion honorable de la lui donner. D'ailleurs il ne verrait sans doute pas son père à déjeuner : madame Dolonne était souvent seule.

La pensée du déjeuner lui fit hâter un peu le pas. Il avait faim. Devant le café Vachette, il s'entendit appeler :

- Dolonne!

Un grand garçon barbu lui faisait signe avec sa canne. Il était accoudé à une petite table ronde et fumait un gros cigare en buvant un verre de porto. A côté de lui, une jeune femme, blonde, habillée d'une jupe de toile bleue et d'une blouse claire, regardait Dolonne s'avancer. Elle avait aux lèvres deux longues pailles qu'elle trempait dans un verre rempli d'orangeade et de glace pilée et grésillante.

Eh bien, mon vieux ? dit le

garçon

barbu.

Recalé! fit Dolonne stoïquement, en prenant la main que lui tendait Maxime Plantel et où il sentit la bague d'or qui en ornait le petit doigt.

- Ah! les porcs !

Maxime Plantel avait été reçu la veille. Mais il ne gardait pas à ses juges beaucoup de reconnaissance. Il leur en voulait du danger qu'il avait couru. Pourtant il leur savait un certain gré de n'avoir pas changé son angoisse en celle qu'il aurait eue à reparaître devant son père, le baron Plantel, dans l'état où il voyait aujourd'hui son camarade Dolonne. Aussi lui dit-il avec satisfaction et regret :

- Ils ont été chics pour moi, mais pour toi, non. Quels veaux! Tiens, en voilà un!

C'était le gros examinateur rasé de tout à l'heure. Il entendit le propos, regarda les deux jeunes gens et la jolie fille qui continuait à aspirer ses pailles, sourit de sa large face, ferma son ombrelle et entra dans le café.

- Oui, c'est Chambrot! - dit Maxime Plantel. Pas un mauvais type : il a reçu Lagourdie et Clément.

Georges Dolonne, que le succès de Lagourdie, qui était une brute, et de Clément, qui était un niais, laissait indifférent, et pour qui M. Chambrot n'avait plus maintenant aucun intérêt, admirait l'amie de Maxime Plantel. Elle avait laissé les pailles et levait vers lui sa fraîche figure au nez fin, sous une toque de fleurs que dépassait au front une frange de cheveux. Je ne t'ai pas présenté... Mon ami Georges Dolonne... Mademoiselle Eugénie. Nini... pour mon frère Fernand. Déjeune donc avec nous. Il est à Paris, en permission, et il a amené avec lui cette jeune personne, qui lui tient compagnie là-bas; il est allé faire une course et m'a confié Nini. Il va revenir.

Fernand Plantel, le frère aîné de Maxime, sous-lieutenant de dragons, intimidait Georges Dolonne. Celui-ci n'aurait pas voulu se montrer en potache à côté du brillant officier. Aussi refusa-t-il l'invitation de Maxime.

Prends au moins un verre de porto!

Georges s'assit à la table ronde. Mademoiselle Eugénie déplaça un peu sa chaise.

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