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du français de Marot; une histoire d'insectes du genre que devait illustrer Drayton dans son charmant Nymphidia: Muiopotmos ou le Destin du Papillon; enfin le Conte de la mère Hubbard, poème satirique, imité de Chaucer et le plus remarquable du recueil.

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Le poète est malade; pour le distraire, ses amis viennent lui conter des histoires récits merveilleux de dames, chevaliers et géants, « difficiles à croire ». Une « brave vieille femme » parle d'un autre style et dit à Spenser les aventures par le monde du singe et du renard. Cet artiste élégant et poli, qui vivait sur les confins du monde de la Cour, obligé de retenir son souffle et de peser ses mots, de voir en beau et teindre en rose le milieu d'où dépendait sa fortune, était trop de son époque pour n'avoir pas, avec le don lyrique, le don d'observation, tous deux si répandus alors. Les vices et les ridicules le frappaient autant que personne et il les eût mis proprement en scène, à l'égal des plus habiles, n'était la réserve à laquelle l'obligeait cette situation intermédiaire où traîna sa vie. Ses satires gardent un air de contrainte; plus haut placé ou plus bas, il eût parlé plus librement. Le récit de la mère Hubbard abonde en traits acérés; le poète est las, par moments, de peindre en rose; il étouffe, il faut qu'il s'explique et dise leur fait, lui aussi, aux faux braves, aux quémandeurs de bénéfices, et surtout à ces courtisans qui se délectent à sa poésie et qui le laissent demeurer indéfiniment à mi-hauteur, avec ses ambitions mal remplies; pas assez satisfait pour vivre heureux, pas assez négligé pour abandonner la partie. De là une incohérence visible dans la satire et quelque chose de peu fier. Après qu'il a tracé de remarquables croquis d'après nature et décrit, en vers mordants, les prétendus serviteurs de la patrie, soldats sans blessures, explorateurs en chambre, et ce monde de la Cour si fermé au mérite (- Comment faire pour y pénétrer ? Comment? Mais en prenant un visage assuré, en se donnant grande tournure et parlant fort), il atténue et s'excuse. Il ne faut pas confondre; il ne pense à vous, monseigneur, ni à vous; il y a d'excellents courtisans, qui possèdent tous les mérites, toutes les vertus, tous les talents, et vous en êtes, et vous aussi... « Sois audacieux, sois audacieux, ne sois pas trop audacieux », fait-il lire par sa Brito

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mart sur les murs du château de l'enchanteur Busyrane. Lui aussi avait lu l'inscription. Seules les nouvelles recrues admises, faute de mieux, dans le bas clergé anglican, prêtres rapaces, ignorants, vaniteux, paresseux, « ayant à leurs côtés leurs charmantes amies et brillantes épouses », ignorant le grec et le latin, fort heureusement, car de tout ce savoir viennent les doutes et horribles hérésies », bouffons des grands qui leur lâcheront un bénéfice en récompense d'un calembour, s'entendent dire, et sans réserve, de dures vérités. Mais ils n'avaient personne pour eux, et c'était parler comme parlaient leurs patrons eux-mêmes.

Les publications faites au moment de la seconde visite à Londres comprennent le Retour de Colin, poème moitié églogue, moitié satire, écrit à l'occasion du premier voyage et dû bien évidemment au même observateur, âpre mais craintif. Colin a été mené, par le Berger de l'Océan, à la Cour de la Grande Bergère, Élisabeth. C'est un lieu de délices. Là, « point de querelles sanglantes, de lèpre, de hideuses famines » comme en Irlande; « l'esprit des poètes y est tenu en estime. suprême. » Suit, sous des noms supposés, une liste des grands lettrés du temps, qu'on a identifiés un peu à l'aventure, voyant même, dans Aetion, Shakespeare qui aurait alors mal payé de retour Spenser en se moquant de ses Pleurs des Muses. A la Cour, les dames sont nobles et belles; on y admire Urania, sœur de Sidney, et Stella son amie, et trois jeunes beautés honneur de la famille des Spencer avec un c. Mais alors, disent les bergers, pourquoi avoir quitté ce pays fortuné? Colin donne des explications confuses où l'on voit toutefois. qu'il revient plus blessé et déçu qu'il ne dit. Bien que toutes les perfections soient concentrées à la Cour, il s'y passe de vilaines choses; quoique les poètes y soient tenus en suprême honneur, «il ne s'y trouve pas de place pour un gentil esprit »; l'amour y règne, mais « gravé principalement sur les murs et les fenêtres ».

Dans le même temps, parurent les plus beaux vers lyriques de Spenser; ses sonnets, son épithalame, ses quatre hymnes à la Beauté et à l'Amour humains et célestes. Les deux derniers hymnes sont des chants pieux; les deux premiers, composés bien avant, sont pénétrés des ressouvenirs de Platon,

peut-être aussi de Lucrèce. L'Amour et la Beauté dominent le monde. Les corps passeront, les cheveux d'or tomberont en poussière, l'éternelle Beauté rayonnera toujours. Allez à la Beauté, presque sûrement vous trouverez aussi la Vertu ; c'est une exception rare et contre nature qu'elles soient séparées; l'Amour est une harmonie céleste. La série des sonnets (Amoretti) paraît longue on n'y trouve pas le feu, l'ardeur, la vie qui animent ceux de Sidney. Spenser sent évidemment ce qu'il dit, puisqu'il s'agit de sa chère Élisabeth, son second et définitif amour, la belle jeune fille qu'il épousa en 1594, mais il n'en donne pas l'impression; c'est l'artiste qui parle et soupire, un artiste à la plume facile, qui écrira plus volontiers quatre-vingts sonnets que cinquante.

Mais l'épithalame est un chef-d'œuvre de grâce, de sincérité, d'harmonie; là, pas une ligne inutile; c'est un hymne inspiré, en un jour de bonheur, par une adoration émue; un poème tendre et amoureux, mélange intime de sacré et de profane, de réalisme et d'idéal. Pour plaire à son aimée, Spenser parvient à faire entrer dans ses vers toutes les images, les nuances, les idées, les allusions qui peuvent la charmer : fleurs, nymphes, couleurs d'aube, rayons de soleil, musique et chants d'hymen, blanche toilette de la mariée, grands cheveux d'or semés de perles et couronnés de verdure car, parmi les ravissants objets à offrir aux regards de son Elisabeth, il n'oublie pas son propre portrait à elle, au physique et au moral. Le vrai se mêle à la fantaisie. « Dites-moi, filles des marchands de la ville, avez-vous vu jamais plus belle créature dans votre cité? » Voici la cérémonie à l'église, la fiancée qui s'avance, un peu hésitante, dans l'avenue des piliers enguirlandés, la grande voix de l'orgue, les chœurs, les paroles solennelles du prêtre à l'autel, le son des cloches. A la maison, c'est l'heure du banquet, et le réalisme s'accentue « Buvez, non pas à pleins verres, mais à pleins ventres. » Le jour commence à paraître long aux héros de la fête : « Hâte-toi, planète resplendissante, vers ta demeure dans l'écume de l'occident. Tes coursiers fatigués aspirent au repos. La voici donc enfin qui paraît, la claire étoile du soir aux rayons d'or; elle monte vers l'orient. Fille radieuse de Beauté, magnifique lampe d'amour, qui mènes en rangs serrés

1er Mai 1903.

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toute l'armée des étoiles, et guides les amoureux dans l'inquiétante obscurité des nuits, quel bienveillant regard tu sembles jeter, souriante, dans tes scintillements, aux joies de notre fête!» Tout souvenir de l'Église et du Très-Haut disparaît dès ce moment; le poète devient païen, s'adresse aux déesses antiques, pense à Jupiter et Alcmène, Jupiter et Maïa. C'est, pour nous, modernes, une surprise et comme une note fausse. C'était une note juste et quasi-réaliste pour ce poète de la Renaissance, qui invoque enfin la Nuit qu'elle soit douce et sans tempêtes, sans ombres errantes ni esprits malins, sans cris de hiboux ni méchancetés de Puck; que le silence soit profond et doux et s'étende au loin sur la campagne; que nul bruit ne monte sauf le bruit des ailes d'un vol de petits Amours.

Beau songe qui, sans doute, fut court «< comme une nuit d'été ». De la forêt et de la lande montaient d'autres bruits que des bruits d'ailes; le châtelain de Kilcolman ne le savait que trop.

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Le poète avait chanté; le fonctionnaire parla. Pendant ce même second séjour à Londres, Spenser rédigea, sous forme de dialogue en prose (mais ne publia pas), un Aperçu de l'état présent de l'Irlande triste document qui prouve, une fois de plus, que grand génie et grand cœur ne vont pas toujours de pair. « Conquis» jadis, du moins en théorie, les Irlandais n'ont plus, suivant le poète, aucun droit sur leur pays; étant annexés, ils ne peuvent pas faire la guerre en belligérants, mais seulement en rebelles, et, par suite, méritent la mort; ceux qui les aident sont dans le même cas. Le « bon lord Grey » avait fait, non pas même exécuter, mais massacrer toute la garnison espagnole de Limerick qui s'était rendue à discrétion telle était la «<< discrétion» du temps. Il a eu bien raison, dit Spenser; rien de néfaste, en telles affaires, comme la clémence. Six cents cadavres restèrent sur la place, « dont quatre cents », écrit avec satisfaction le bon lord Grey à la reine, « étaient d'aussi braves et dignes personnages que qui que ce fût à ma connaissance: ainsi, il a plu au Seigneur des armées de remettre vos ennemis en vos mains et, sauf une exception, nous ne comptons aucun tué ou blessé ». Ce qui est vertu

chez des vainqueurs ne saurait être, pense le poète, que vice et barbarie chez des vaincus barbarie, le mépris des Irlandais pour la mort; barbarie, leur fidélité au chef de clan; barbarie, leurs chants d'outlaws, bien que, malheureusement, il s'y trouve beaucoup de poésie : « Je m'en suis fait traduire plusieurs », dit Spenser. Il faut donner aux Irlandais, en tout et sans rémission, vingt jours pour se soumettre; ceux qui se soumettront seront transportés loin de leurs foyers et dispersés. Pour les obstinés, « au cou raide» (stiffe-necked) qui ne veulent pas plier, qui ont l'audace de vouloir mourir libres, eh bien, qu'ils meurent! on fera ensuite de la colonisation officielle. La famine est le meilleur moyen; on n'en saurait exagérer l'efficacité: quand une fois elle est bien établie, << on voit, de tous les coins des bois et des glens, sortir des êtres qui rampent à quatre pattes, car leurs jambes ne peuvent les porter; on croirait des squelettes; leur voix semble celle de spectres échappés des tombeaux; ils se nourrissent de charognes, trop heureux quand ils en trouvent; ils déterrent les cadavres quand ils peuvent. » Tout cela, dit Spenser,« je l'ai vu », et c'est un spectacle « à émouvoir un cœur de pierre ». Mais, loin que de tels maux attendrissent le cœur de l'élégant poète, comme de moindres souffrances attendriront un jour cet âpre misanthrope, Jonathan Swift, — ils sont pour lui la révélation de la vraie politique à suivre : pas de combats, pas de pitié, la famine.«< Dieu, disait sir Thomas More, a donné la vie aux animaux pour qu'ils

vivent. >>

Spenser revint en Irlande au commencement de 1597 et fut appelé, l'année d'après, au plus haut poste qu'il dût jamais remplir, celui de shériff de cette ville de Cork, sur la porte de laquelle on avait vu le cadavre de sir John de Desmond se balancer quatre ans de suite, jusqu'à ce qu'une tempête le mît en morceaux. Si les Irlandais avaient lu le rapport du poète sur leur pays (publié seulement après sa mort), ils ne se seraient pas comportés autrement. Une immense révolte éclata, dirigée par le célèbre Hugues O'Neill, comte de Tyrone; le Munster se souleva; le peuple sortit de nouveau des coins des bois et des glens, mais « le cou raide» et non à quatre pattes, et un de ses premiers soins fut d'incendier le

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