mains, sans se soucier de sa frisure, il s'écria, d'une voix que le désespoir entrecoupait :

Pour Dieu, madame, je dois vous avouer que mon imagination est à bout; et je ne vois nulle solution, si cel n'est de chercher dans la mort la tranquillité que la vie ne peut plus me donner... Mais, songeant à vous...

La marquise se réjouit en elle-même, ayant amené son fils où elle souhaitait. Elle coula un regard satisfait vers l'abbé, et répliqua d'un ton adouci :

- Il ne s'agit ni de mort, ni de tuerie; je dirai même : bien au contraire!... Votre salut est entre vos doigts. Vous n'avez qu'à vous baisser pour le ramasser.

Et c'est?... balbutia le marquis..

C'est de vous marier, — dit madame Olympe.

fit le jeune homme.

Il demeura rêveur, n'ayant point envisagé une aventure si prodigieuse. Mais il reprit, après quelque réflexion :

Madame, je ne vous célerai pas que cette proposition m'étonne. Mon jeune âge me permettait d'espérer que vous ne me demanderiez point de si tôt un tel sacrifice, et je vous avouerai que je me sens perplexe si je suis apte à nouer aujourd'hui un lien dont M. Joineau vous dira le poids. J'appréhende que l'ardeur de mes passions ne me rende peu capable de conserver à celle qui porterait mon nom la foi que je lui devrais.

-Mon fils, dit la marquise, de tels scrupules vous honorent, et je serais marrie que vous ne les eussiez point. Mais laissez-moi vous rappeler, tout d'abord, que les grands ont accoutumé de devancer le commun en matière d'union conjugale, afin que même une mort prématurée ne prive point leur nom d'héritier. En second lieu, la défiance que vous avez de vous-même ne doit pas être poussée au point que vous me marquez. Je connais assez la noblesse de votre cœur pour être assurée que, dans la minute où vous engagerez votre foi à la future marquise de Migurac, vous aurez le désir sincère de garder votre serment. Que si, ensuite, votre volonté fléchit, et que la chair soit la plus forte, il n'y aura là qu'un accident, fâcheux sans doute, mais hélas! trop ordinaire dans la meilleure société, et qui ne saurait effleurer

votre honneur, pourvu que vous en ayez repentance et receviez l'absolution de votre faute. N'est-ce point ainsi, l'abbé? ajouta-t-elle, en interpellant le gros homme.

M. Joineau eut un signe de tête douteux, et une quinte de toux opportune l'empêcha d'énoncer plus clairement son opinion. Madame de Migurac se contenta de cet assentiment, et se retourna vers le jeune homme, qui se taisait toujours.

Au reste, mon fils, je ne veux en rien vous contraindre; et si vous voyez quelque autre issue à vos embarras, je n'insisterai point pour vous imposer un acte dont, cependant, vous vous exagérez à coup sûr les difficultés.

Le marquis demeurait muet. Sans que sa répugnance fût vaincue, sa pensée, toujours prompte, examinait déjà, parmi les demoiselles de la région, laquelle était la plus propre à devenir une marquise. Soudain, elle se fixa avec complaisance sur la blanche Aline de Perthuiseau, qui avait été son amie d'enfance. D'un seul coup son chagrin s'envola, et il déclara gaiement que, tout pesé, il se rendait aux raisons de sa mère, et qu'il lui semblait qu'Aline de Perthuiseau...

Mais madame Olympe l'interrompit. Mademoiselle de Perthuiseau, pour bien élevée qu'elle était sans doute, n'aurait qu'une dot de cinquante mille écus, suffisante à peine pour payer les dettes exigibles. Comment ensuite dégager les terres hypothéquées et maintenir un train de maison honnête?

Louis-Lycurgue n'insista pas. La marquise, passant en revue toutes les vierges nobles du voisinage, fit la critique de leur personne avec la sévérité d'un sergent recruteur du Roi, et le dénombrement de leur bien avec l'exactitude d'un tabellion. Tant qu'à la fin, quand elle eut épuisé toutes les gentilhommières et repris haleine, son fils lui dit, d'un ton où se marquait un peu d'ironie et de curiosité :

- Dès lors, madame, à quelle porte frapperais-je ?... Car, pour rejeter ainsi tant de brus, je soupçonne que vous en avez déjà choisi une.

Madame de Migurac se recueillit, baissa les yeux, les releva et, les fixant au-dessus de la tête de Louis-Lycurgue sur le rinceau d'un miroir, elle dit avec fermeté :

-Maître Moriceau, receveur des gabelles à Bordeaux, qui entretint des relations fort suivies avec le marquis votre père,

possède un bien que les plus modestes n'évaluent pas à moins de trois millions d'écus. Il a une fille qu'il désire marier...

Le jeune homme bondit sur son siège, si violemment que le bois en gémit et qu'un cri de terreur échappa à l'abbé qui précisément s'assoupissait.

Vous ne prétendez pas, madame, faire entrer la fille d'un maltôtier dans le lit d'un Migurac?

La marquise jouait négligemment avec les dentelles de sa robe. Elle laissa son fils exhaler son courroux, et puis, à paroles douces et câlines, lui concéda qu'à coup sûr les mésalliances étaient regrettables : qu'il remarquât toutefois qu'en dehors de plusieurs unions de ce genre qu'elle cita, les monarques eux-mêmes n'en étaient point exempts, un roi de France ayant introduit dans sa couche la fille d'un argentier de Florence. Mais la question se réduisait à ceci : valait-il mieux qu'une illustre maison s'éteignît lamentablement ou qu'au contraire, rajeunie par l'infusion d'un sang plébéien, elle reprît un éclat nouveau qui assurât sa pérennité ? Évidemment, si le feu marquis vivait encore, il eût regardé d'un autre œil ce projet, lui qui affectait de mépriser toute sorte de privilège et prétendait qu'il existait entre tous les hommes une égalité naturelle! Sans approuver de telles maximes, fallait-il de prime abord écarter un nœud de cette espèce, si profitable, et même, insistait la marquise, si nécessaire? Elle s'excusait, en effet, de son étourderie, ayant oublié d'informer son fils qu'une sentence du parlement de Bordeaux autorisait le marchand ordinaire des chevaux du marquis à mettre en vente sous trois mois le château et les écuries jusqu'à concurrence du chiffre de sa créance, si son billet demeurait impayé.

En vain, Louis-Lycurgue se débattait, protestait, essayait de regimber. Au souvenir habilement évoqué de son père il ne pouvait demeurer insensible: en effet, parmi ses scrupules, plusieurs eussent été dédaignés par le feu marquis. Pourtant il gardait un secret malaise qu'il ne put se tenir d'exprimer, demandant à madame sa mère si elle ne trouvait pas quelque bassesse à trafiquer d'une chose aussi précieuse que la noblesse du sang.

Madame de Migurac l'envisagea avec un étonnement sincère:

-

Où prenez-vous, mon fils, qu'il y ait trafic? Tout commerce suppose un échange de valeurs égales. Or, sachez que maître Moriceau, quelque épris qu'il soit de ses écus, ne songe pas à les mettre en balance avec le marquisat de Migurac, et que, dans le cas où votre volonté vous ferait son gendre, il n'aurait pas assez de tout son or et de tout son sang pour se reconnaître, ainsi que sa fille, votre éternellement obligé.

Louis-Lycurgue soupira profondément et interrogea d'une voix hésitante:

Madame de Migurac tira de son sein un médaillon encadré de brillants et le lui tendit. Malgré ses préventions, il comtempla sans ennui un visage bien fait et de jolie expression. Tandis que son œil s'adoucissait, madame de Migurac ajoutait nonchalamment :

Mademoiselle Isabelle Moriceau a été parfaitement élevée au couvent des Dames Nobles du Cœur-de-Marie. Vous ai-je dit que sa dot était de trois cent mille écus et que, de plus, désireux de marquer sa joie d'une si illustre alliance, M. Moriceau promettait de payer vos dettes liquides et de dégager entièrement vos terres?

Louis-Lycurgue examina successivement l'abbé, sa mère, la miniature, et puis l'abbé une deuxième fois :

- Monsieur Joineau, dit-il,

qu'en pensez-vous?

L'abbé remua énergiquement le cou et l'on attendit de lui quelque chose de considérable, mais un rhume opiniâtre le travaillait, et, derechef, la toux lui coupa la parole. La marquise le toisa d'un regard sévère et revint à son fils :

Un détail qui vous surprendra est que cette jeune fille, vous ayant distingué au mariage de mademoiselle de Bligny, s'est férue à un point extraordinaire de votre visage et de votre tournure. Elle a dix-sept ans.

Louis-Lycurgue se taisait. A travers les vitres on voyait la verdure opulente du parc, l'aile gauche du château, le ciel bleu et le soleil en fête. Il lui parut très dur de renoncer à tant de biens. Observant de nouveau le portrait de mademoiselle Moriceau, il ne put méconnaître qu'il eût convoité ses faveurs si elle eût été la femme d'un autre, et qu'il serait

sans doute absurde d'en faire fi parce qu'elle lui apportait, outre son amour, une belle fortune... Et la conclusion de ses réflexions, fort confuses et entremêlées, fut celle-ci :

Eh bien, donc, je la verrai.

C'est deux mois après que, sur le coup de midi, en l'église cathédrale de Bordeaux, M. l'archevêque de Bordeaux luimême donna la bénédiction nuptiale à Louis-Lycurgue, marquis de Migurac, vicomte d'Aubetorte et seigneur d'autres lieux, et à mademoiselle Isabelle Moriceau, fille de maître Moriceau, receveur des gabelles. Une foule considérable, que rehaussait la meilleure noblesse du pays, s'écrasa dans la nef pour offrir ses vœux aux jeunes époux dont les gazettes célébrèrent à l'envi la grâce, la piété et la magnificence.

(A suivre.)

ANDRÉ LICHTENBERGER