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règlements, qui ont par quelque côté un caractère hygiénique, comme ceux qui punissent la mise en vente de denrées alimentaires falsifiées ou corrompues1, ou ceux qui fixent les conditions d'ouverture des établissements insalubres, incommodes ou dangereux 2, ou celle, si bienfaisante, qui étend la protection de l'État sur tout enfant mis en nourrice hors du domicile de ses parents 3, ou ceux enfin, destinés sans doute à se développer dans des proportions impossibles à prévoir, qui règlent les garanties exigées pour la sauvegarde de la santé des hommes, des femmes et des enfants employés dans l'industrie '.

Ces spécialités écartées, quelle est, à la veille de la loi de 1902, et en dehors de celle de 1822, la législation sanitaire de la France?

En droit, elle se réduit à deux textes; en fait, elle se réduit à peu près à rien.

Le premier de ces textes est la loi du 13 avril 1850 « relative à l'assainissement des logements insalubres ». Assainir les logements insalubres, il est impossible de rien imaginer qui réponde mieux aux exigences de la santé publique. Les intentions des législateurs de 1850 étaient sans conteste excellentes. Mais ils ont manqué de hardiesse et de logique; retenus par un respect excessif de la propriété et des franchises. locales, probablement aussi par la crainte d'augmenter l'autorité du pouvoir central, ils ont fait une œuvre stérile. Un homme de grand sens et de grand cœur, dont la France entoure aujourd'hui la vieillesse de vénération et de reconnaissance, Théophile Roussel, avait vu la vérité. Il représentait la Lozère à l'Assemblée législative, comme il la représente encore au Sénat. Il annonçait dès lors l'échec fatal de la loi :

Les conseils municipaux sont libres d'exécuter la loi ou de ne pas T'exécuter. Pour que vous soyez assurés que l'amélioration que tout le monde admet comme nécessaire, indispensable, urgente, sera réalisée,

1. Lois des 16-24 août 1790, 19-22 juillet 1791, 18 juillet 1837, 27 mars 1851. 2. Décrets des 15 octobre 1810 et 3 mai 1886.

3. Loi du 23 décembre 1874.

4. Lois des 12 juin 1893, 9 avril 1898, 30 mars 1900.

il faut qu'un conseil municipal ait jugé utile, convenable de s'en occuper; rien ne l'y forcera. Il est libre de faire, ou de ne rien faire du tout... Avec une telle loi, que faites-vous? Assurément vous ne faites rien. Si vous ne donnez pas à la loi un caractère impératif, soyez assurés que, dans la plupart des communes, personne ne saisira le conseil municipal; la question ne sera pas même discutée. Tout le monde sait quelle est l'apathie des municipalités; avec la faculté pour elles de faire ou de ne rien faire, il y a pleine certitude que rien ne sera fait.

Théophile Roussel avait mis le doigt sur le défaut capital de la loi. Elle ne pouvait être utilement appliquée que par des agents d'exécution à la fois compétents et indépendants, et elle avait remis ses destinées entre les mains des conseils municipaux, qui n'ont en pareille matière ni compétence, ni indépendance. Comment avait-on pu espérer que ces conseils, pour servir les intérêts d'une hygiène publique sur laquelle ils avaient les notions les plus vagues, allaient, sans y être contraints, imposer ennuis et dépenses à des électeurs sur les revanches possibles desquels ils avaient des données très positives? Comment avait-on pu rêver qu'un tel phénomène, si extraordinaire, si invraisemblable, deviendrait la règle dans les 36 000 communes de France? Car les campagnards ne doivent pas être oubliés. Sans doute, il est nécessaire de désencombrer le logement de l'ouvrier des villes, de donner à ce logement de l'air, de la lumière, de l'eau, des moyens rapides et salubres d'évacuation; mais il est utile aussi d'assainir l'habitation rurale, la maison basse, presque sans ouvertures, si souvent construite en contre-bas de la route dont elle subit toutes les impuretés. La loi pour « l'assainissement des logements insalubres » ne fit rien de tout cela. Elle ne fut pas exécutée. Les commissions qu'elle avait instituées fonctionnèrent tant bien que mal, plutôt mal que bien, dans une dizaine de villes'. Partout ailleurs on s'abstint même de les

1. Quatre à cinq en 1883 (Rapport de M. Maze, député, au nom d'une Commission chargée d'examiner une proposition de M. Nadaud sur l'assainissement des logements insalubres. Cité par le Dr A.-J. Martin, Recueil des travaux du Comité consultatif d'hygiène publique de France, t. XIV, p. 83). A Paris, la Commission des logements insalubres a rendu de réels services. Mais Paris a toujours donné l'exemple en matière d'hygiène publique, et on ne saurait tirer argument de ce qui s'y passe pour l'étendre à l'ensemble du pays.

nommer1. Vainement au Sénat, lors de la discussion de la loi de 1902, essaya-t-on de faire revivre celle de 1850: c'était un cadavre trop vieux pour être galvanisé.

Notre second texte est dans la loi du 5 avril 1884 sur l'organisation municipale: « La police municipale, qui a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité, comprend notamment le soin de prévenir par des précautions convenables et celui de faire cesser les maladies épidémiques. » Voilà encore un excellent programme. Mais ce n'est qu'un programme. La loi ne donne au maire aucun pouvoir effectif, ni pour assurer la salubrité, ni pour combattre les épidémies. Cela est aisé à démontrer.

Les décisions qu'aurait à prendre le maire sont ou bien des mesures collectives, intéressant tout ou partie de la commune, ou bien des injonctions faites à des particuliers.

Pour les mesures collectives, tout dépendra, comme pour l'exécution de la loi de 1850, de la bonne volonté des conseils municipaux. Il n'y a pas en effet une d'elles dont l'exécution ne coûte quelque chose. Or, c'est au conseil municipal qu'il appartient de voter la dépense. Toutes les chances sont pour que le conseil, dont l'éducation hygiénique est insuffisante, soit plus sensible au mal, certain et immédiat, de la dépense, qu'au bénéfice, futur et éventuel, de la préservation sanitaire. Si donc rien n'oblige les conseillers municipaux à voter cette dépense, ils ne la voteront pas, et le maire dépend d'eux, comme eux-mêmes dépendent des contribuables.

Au cours de l'épidémie de 1884, le choléra éclate dans un bourg du littoral normand. Le maire, très zélé, appelle à l'aide. Le médecin des épidémies, un de mes amis, arrive, et il se présente muni d'une lettre de l'inspecteur général des services sanitaires et d'une dépêche ministérielle l'autorisant à ordonner les mesures qu'il jugerait nécessaires. Sa première

1. Le 4 février 1897, au Sénat, M. Cordelet a raconté qu'étant maire du Mans il a tenté de constituer une commission des logements insalubres :

« Je l'ai constituée sans trop de peine, mais elle n'a jamais eu d'existence réelle ; elle n'a jamais pu fonctionner.

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» M. Cordelet. Elle été arrêtée par toutes sortes de considérations que vous devinez bien. En réalité je n'en ai rien obtenu et il n'a été rien fait. »>

(Journal officiel, 5 février 1897, p. 90.)

1er Juin 1903.

2

prescription est d'isoler immédiatement les malades. Il n'y a pas d'hôpital dans cette bourgade; mais il y a un casino, inutilisé; il n'est ouvert qu'en été, et l'on est en novembre; le temps ne manquera pas, le mal vaincu, pour désinfecter le local. « Il faut occuper le casino », dit le médecin. Le maire, docile, prend un arrêté de réquisition. Là-dessus, le préfet survient. « S'il y a plus tard des indemnités à payer, qui les paiera? demande-t-il. Le conseil municipal en a-t-il délibéré?» Le maire dut avouer que le conseil municipal n'avait pas été réuni, et qu'il était fort peu présumable qu'il consentit à s'engager dans les aléas qu'il faudrait bien lui faire envisager. « La dépense, reprit le préfet, n'est obligatoire ni pour le département ni pour la commune. S'il y a des indemnités à payer, si elles sont considérables, quelle sera votre situation, à vous, maire, qui aurez requis; à vous, médecin des épidémies, qui aurez exigé cette réquisition; à moi, préfet, qui l'aurai sanctionnée ? » - L'arrêté municipal fut déchiré; des contagions, des morts, se produisirent, que l'isolement des malades eût probablement évitées.

Si le maire est ainsi désarmé en temps d'épidémie, que sera-ce en temps normal? Je suppose, ce qui est presque toujours vrai, un maire ayant le sentiment de ses devoirs; je le suppose même ardent pour le bien; je le suppose encore intelligent, instruit, au courant des exigences légitimes de l'hygiène...; que peut-il? Il ne peut, bien entendu, sans l'assentiment de son conseil municipal, ni donner de l'eau pure à sa commune qui boit une eau suspecte et où la fièvre typhoïde est endémique, ni engager les dépenses nécessaires pour enlever les matières usées qui stagnent sur le sol, l'imprègnent et l'empoisonnent. Que signifient alors ses pouvoirs de police municipale? Que signifie l'obligation que lui fait la loi de « prévenir par les précautions convenables les épidémies»? Quelles précautions devrait-il prendre autres que celles qu'il n'a pas le moyen de prendre?

Le pouvoir de notre maire sera-t-il plus efficace quand les mesures qu'il aura ordonnées devront être exécutées par des particuliers?

La jurisprudence défendra énergiquement les intérêts du propriétaire contre ceux de l'hygiène publique. Si le maire

ordonne à un propriétaire, dont l'immeuble est occupé par des locataires nombreux, de fournir de l'eau à ces locataires, la jurisprudence répondra : « Vous avez excédé vos pouvoirs. La présence de l'eau n'est pas une condition essentielle de la salubrité de l'habitation'. » Si le propriétaire possède un puits sans écoulement qui infecte le voisinage, autour duquel sévit la fièvre typhoïde, et que le maire lui ordonne de combler ce puits, la jurisprudence répondra: « Vous avez excédé vos pouvoirs. Vous pouviez prescrire au propriétaire de faire cesser l'insalubrité de son puits; vous ne pouviez pas lui prescrire de le combler 2. » Ici vraiment la subtilité passe les bornes. Donner et retenir ne vaut, dit un vieux brocard; c'est retirer d'une main ce qu'on offre de l'autre que de dire au maire qu'il prendra des mesures sanitaires, et de mettre l'exécution de ces mesures à la merci de toutes les expériences que voudront tenter l'ignorance, la fantaisie ou la mauvaise foi des particuliers. Mais jusqu'ici la jurisprudence s'est montrée beaucoup plus soucieuse de défendre la propriété, qui est le lot d'un petit nombre, que de protéger la santé publique, à laquelle la société tout entière et particulièrement les pauvres et les faibles est intéressée. La vieille définition de la propriété Jus utendi et abutendi est exacte à la rigueur : le droit du propriétaire à l'usage et à l'abus opprime le droit de tous. à la vie 3.

Ainsi notre maire hygiéniste, oiseau rare, devra se reconnaître impuissant.

Mais le préfet? Et les conseils d'hygiène? Et les médecins des épidémies? Et l'État?

1. Porte atteinte au droit de propriété l'arrêté qui enjoint au propriétaire d'amener l'eau dans une maison particulière. Ce n'est pas là un moyen intéressant la salubrité publique, mais seulement le bien-être et la commodité des locataires. (Jugement de Paris, 7 février 1885).

2. La disposition de l'arrêté qui prescrit la suppression du puits absorbant comme moyen d'en faire disparaître les émanations constitue une atteinte au droit de propriété et un abus de pouvoir. La loi de 1884 a chargé les maires de prévenir par des précautions convenables les maladies épidémiques, mais ne les a pas autorisés à déterminer la nature des travaux à effectuer. (Cassation, 25 juillet 1835.)

si

3. « Il s'agit de savoir — a dit M. Waldeck-Rousseau au Sénat le 11 décembre 1900, au cours de la discussion du projet de loi pour la protection de la santé publique, la liberté illimitée du propriétaire doit ou non prévaloir sur l'intérêt et les droits de l'universalité des citoyens. >>

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