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nantes. Sans doute, à ces dernières heures de son père LouisLycurgue dut le meilleur de lui-même.

La fin de M. de Migurac fut aisée et paisible. A son fils, demeuré seul auprès de lui, il louait entre toutes autres les joies saines et simples de la nature qui ne déçoivent pas, n'exaltent pas les esprits vers des ambitions démesurées, mais au contraire adoucissent l'ardeur du tempérament. Le soleil couchant dardait dans la chambre un dernier rayon dont s'illuminait la courtine du lit. Et les yeux du mourant s'emplissaient de lumière avec volupté. Par la fenêtre entr'ouverte, un air adouci pénétrait, chargé du suave parfum automnal. Les paroles du marquis s'envolaient ténues et légères comme les feuilles des arbres dépouillés. L'enfant tenait les yeux fixés sur son père. Tout à coup il vit son visage changer. Une expression indicible y passa.

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La marquise et l'abbé Joineau entrèrent. Le marquis leur sourit de nouveau et cligna des cils en signe d'adieu. Tous deux s'agenouillèrent au bord du lit, la tête inclinée, en oraisons. Louis-Lycurgue ne cessait pas de concentrer en son père toute l'énergie de son âme et de son regard. Le marquis caressa de la main ses cheveux bruns. Ses yeux contemplaient le rais de soleil avec un air étrange de souffrance, de paix pourtant... Puis ses lèvres s'agitèrent faiblement et il murmura si bas que seul Louis-Lycurgue l'entendit :

Voici l'œuvre... Ma sœur la poussière... La nature équivaut à la nature...

Puis il resta immobile, et soudain sa main qui reposait sur les cheveux de son fils glissa et s'affaissa pesamment.

Quand madame Olympe ferma les paupières du mort, elle fit remarquer à l'abbé la sérénité qui était empreinte sur ses traits, et l'abbé exprima la conviction que le marquis était passé dans la paix du Seigneur. Mais Louis-Lycurgue se rappela qu'il pensait s'engloutir au néant, et une détresse affreuse emplit son jeune cœur.

Les obsèques de M. de Migurac furent célébrées en grande pompe. Toute la noblesse de la région s'y pressa. On loua

le courage avec lequel madame Olympe se comporta dans cette triste circonstance. Tout le monde fut touché de la bonne grâce de Louis-Lycurgue qui, très mince dans ses vêtements noirs, menait le deuil et ne pleurait point. Les prières achevées, le cercueil fut déposé dans le caveau de famille et d'une voix respectueuse le maître des cérémonies lui dit :

— Veuillez-vous relever, monsieur le marquis de Migurac. Alors il éclata en sanglots désespérés, et on fut obligé de l'arracher de force au lieu funèbre où il se cramponnait.

Après que, derrière les carrosses, les grilles eurent gémi pour se refermer, il fallut bien que la vie reprît au château. Madame Olympe en robe de veuve assuma sans mollesse l'autorité souveraine; et M. Joineau se consacra derechef avec un zèle nouveau à l'éducation de son élève.

VI

DES ANNÉES QUI SUIVIRENT LA MORT DU MARQUIS HENRI

La mort de monsieur son père n'eut point sur LouisLycurgue l'effet qu'appréhendaient la marquise et l'abbé Joineau. Connaissant l'attachement exclusif qu'il nourrissait pour le marquis, ils craignaient qu'une telle secousse ne fût nuisible à l'âme et à la santé de l'enfant et redoutaient en particulier que sa piété filiale ne le poussât à puiser de funestes doctrines dans les livres qu'affectionnait le défunt. Aussi le premier soin de la marquise fut de les cacher dans un vieux coffre après avoir balancé si elle ne les brûlerait point.

Mais, après quelques jours d'abattement, la jeunesse robuste et valeureuse de Louis-Lycurgue triompha; même il recouvra son entrain avec une rapidité qui ne fut pas sans scandaliser la marquise. Car elle professait que si le chrétien doit s'appliquer à dominer sa douleur et se soumettre sans révolte aux volontés de la Providence, il est séant, en revanche, par un maintien austère, un visage pâle et la noirceur de l'habit, de rendre au mort sans marchander tout

l'honneur qui lui est dû aussi de deux ans ne la vit-on mettre du rouge ou un ruban de couleur, ou rire aux éclats. Et parce que Louis-Lycurgue ne modérait pas les explosions de sa gaieté, elle ne fut pas loin de le tenir pour dénaturé. En quoi elle se trompait, car le souvenir de son père était pour lui ineffaçable; mais sa jeunesse ardente s'effrayait de la souffrance, comme l'enfant de la nuit. Et le soin jaloux avec lequel il évitait de toucher la plaie toujours saignante, la fougue même avec laquelle il semblait rechercher le plaisir, eussent été, à qui eût discerné le ressort de son âme, le critère assuré de sa piété filiale.

La marquise et l'abbé s'appliquèrent donc de leur mieux à remplacer auprès de Louis-Lycurgue l'éducateur qu'il venait de perdre. Au fond d'elle-même, madame Olympe ne faisait pas de doute qu'ils n'y parvinssent. Elle avait toujours auguré plus de mal que de bien de l'influence du père sur son fils, appréhendant qu'il ne le détournât de la foi et des sentiments qui conviennent à un gentilhomme. Il ne lui fallut guère de mois toutefois pour mesurer son erreur et s'apercevoir que, le secours du feu marquis leur faisant défaut, ni elle ni M. Joineau ne suffisaient à refréner l'adolescent et à le faire plier sous leur autorité.

Il est visible, en effet, que, de bonne heure, Louis-Lycurgue, encore qu'il fût trop bien né pour manquer à sa mère, commença de tolérer malaisément les conseils qu'elle voulut continuer de lui prodiguer. Son intelligence éveillée les dédaignait et l'orgueil du mâle se rebellait à toute contrainte venant d'une femme; rebutée par ses froideurs ou ses emportements, madame Olympe de mois en mois dut relâcher davantage son empire. Le déplaisir qu'elle en conçut ne fut pas exempt d'une joie secrète : car la hâte même du jeune homme à s'émanciper lui témoignait qu'il avait su tirer fruit de ses leçons.

Le lecteur ne s'étonnera point que la tâche de M. Joineau se fût pareillement aliégée. Au lendemain de la mort du marquis, c'était Louis-Lycurgue lui-même qui était revenu le joindre dans la salle d'étude, et pendant plusieurs semaines il s'y était rendu avec un zèle inaccoutumé. Il n'avait, hélas! point tardé à se relâcher. Bientôt les résolutions prises dans

une heure de détresse étaient évanouies et l'humeur folâtre du jeune homme l'entraînait vers des passe-temps moins sédentaires. En vain, timidement, l'abbé l'exhortait à plus d'assiduité. Peu à peu les matinées se firent rares où Louis-Lycurgue consentait pendant quelques minutes à prêter une oreille distraite à la biographie des pères de l'Église ou aux combinaisons du mètre anapeste. Ennemi de la contrainte et de la lutte, l'abbé ne s'obstina point et adopta une règle de conduite prudente et sage, conforme à la fois aux devoirs de sa charge et aux volontés manifestes de son jeune maître et élève. Sitôt sa messe dite, afin de satisfaire sa conscience, il venait s'asseoir dans le parloir et, pendant un bout de temps, s'adonnait à la lecture de quelques pages substantielles. Ensuite, constatant que son pupille ne se présentait point mais réparait dans un sommeil prolongé les fatigues de la veille ou au contraire était parti dès l'aube pour chasser la palombe, il prenait son chapeau et gagnait le parc. Là, il écoulait agréablement sa matinée à fumer plusieurs pipes sur les bancs rustiques, à échanger des propos amènes avec les filles de la maison ou quelque jardinier, à faire un tour de promenade vers la basse-cour ou le potager, contemplant d'un œil bienveillant les manèges des volailles qui bientôt paraîtraient sur la table et la croissance des fruits et des légumes qui délecteraient son palais. Parfois, saisi de scrupule au dîner, il s'appliquait à donner un tour d'érudition à ses propos et rafraichissait la mémoire de son élève par une citation des Géorgigues ou de Sénèque. Puis, satisfait de lui-même, il retournait à son oisiveté, dont sa santé s'accommodait à tel point qu'il était obligé de prier mademoiselle Séraphine de faire élargir toutes ses soutanes. Et son plaisir était, mollement effondré dans quelque fauteuil moelleux, de faire de sa main potelée un signe d'adieu indulgent à son élève emporté au galop d'un bon poney tarbais, entouré de la meute hurlante de ses chiens, et de suivre, d'un œil attendri, sa course gracieuse et rapide.

En somme, Louis-Lycurgue, à peine hors de l'enfance, faisait honneur aux leçons de plusieurs de ses maîtres. A dompter un coursier rétif, ou à forcer un cerf, comme à danser un menuet ou baiser la main d'une dame, il apportait une aisance juvénile, modeste et sûre d'elle-même; et madame Olympe, se

rappelant une certaine gaucherie dont n'avait pu se dépouiller le marquis Henri, se sentait gonflée d'orgueil à voir ce qu'elle avait fait de son fils.

Elle n'était pas seule, d'ailleurs, à reconnaître sa bonne mine. A mesure que Louis-Lycurgue approchait de l'âge d'homme, il devenait moins avide de fréquentations rustiques; mais, attiré davantage vers le beau monde, il ne se fit pas prier pour accompagner sa mère dans plusieurs visites qu'elle rendit aux châteaux du voisinage. Du premier coup, il effaça les souvenirs fâcheux qu'avait laissés sa turbulence d'enfant. Ayant la soif de plaire, il n'épargna rien pour y parvenir et, à dix lieues à la ronde, demoiselles et douairières ne tardèrent pas à raffoler de lui: non seulement parce qu'il apparaissait gracieux, gentil et d'aimable entretien, mais à cause d'un je ne sais quel charme personnel qui donnait à sa prime jeunesse un ragoût plus piquant de hardiesse, de vice et d'imprévu. A chaque fois qu'à travers le carreau de son lorgnon elle visait le petit marquis, la vieille duchesse de Brantillet, qui avait connu le régent de fort près, souriait d'un air attendri et connaisseur et passait sa langue sur ses lèvres en chevrotant qu'à coup sûr cet enfant avait quelque chose de Philippe d'Orléans.

Ainsi choyé de tous côtés, il ne se passa guère de temps que Louis ne devint un des cavaliers les plus réputés de la province. Il n'avait pas quinze ans qu'il était prié à toutes les fêtes, chasses, cadeaux et autres parties du voisinage. Tout cela n'allait pas sans un certain luxe d'habit et d'écurie; il y eut plus d'un cheval crevé et les notes de tailleurs s'enflèrent. Mais madame Olympe ne protesta point. De telles dépenses étaient conformes au rang du jeune homme et propres à rehausser le nom de Migurac. Il n'était pas mauvais que les rustres avec qui naguère il échangeait des coups de poing apprissent que le vicomte d'Aubetorte était devenu le marquis de Migurac et que le bruit se répandit dans les châteaux de sa bonne mine et de son équipage. Et si parfois elle avait été tentée de resserrer les cordons de sa bourse, comment auraitelle pu résister à la grâce souveraine du gentil marquis, frisé au petit fer, adonisé et parfumé, assis tout seul, dans son justaucorps de velours prune brodé d'or, au fond du large

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