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gation où il s'intéressa, n'estimant point la gueuserie plus noble qu'un travail fructueux. Au moyen de tels négoces fort habilement conduits, il réussit donc à rétablir ses affaires à la satisfaction de madame Olympe, qui sut fort bien accroître son train de maison, encore qu'elle affectât d'ignorer par quelle voie son mari l'avait tirée de pauvreté.

Mais la récréation du marquis, peu adonné au cheval, à la chasse ou aux plaisirs de la société, était, au terme de ses journées, d'ouvrir les livres qui ne cessaient de lui être envoyés de Hollande ou d'Angleterre; il les lisait, les relisait, les surchargeait de notes, heureux d'y voir développées les idées qui depuis longtemps étaient familières à son esprit et dont d'écrivains de l'autre siècle lui eussent offert le modèle. peu Au sortir de ces lectures, avant qu'il fût l'heure du souper, sa coutume était de demander à la nature de lui confirmer les vérités entrevues par les hommes qui l'ont étudiée le plus sagement. Ces promenades, où seul Louis-Lycurgue l'accompagnait dans la paix du soir et où il poursuivait ses méditations, lui donnaient le commentaire solennel de ses lectures. L'indifférence de la nature au bien et au mal lui enseignait la vanité des religions; la libéralité avec laquelle elle offre à tous ses richesses le fortifiait à mépriser les distinctions des hommes; le rythme formidable des astres lui faisait grotesques les compétitions de leur orgueil; la majesté des choses lui rendait plus risible l'impuissance des atomes humains et leur sérénité lui imposait l'indulgence que le sage doit à toutes les formes passagères de l'être semblable à la nature par la tolérance, il la surpasse par la conscience qu'il a de son destin et sa volonté courageuse de lui être égal.

En un crépuscule d'automne, M. de Migurac, qui, depuis deux ou trois jours, avait l'appétit mauvais et la tête brûlante, prolongea fort tard sa promenade à l'étang de Mardigeau. Il rentra, grelottant de fièvre, ayant été saisi d'un brouillard qui dormait sur les eaux et répandait une humidité glaciale.

Après une nuit fort mauvaise, il se trouva, au matin, le corps brisé, la bouche sèche et une mauvaise toux dans la poitrine. Il avait étudié des traités de médecine comme de mainte autre science, et n'eut point de peine à reconnaître

1er Mai 1903.

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cupa

que son mal était une affection pulmonaire, capable, vu son état de langueur, de mettre sa vie en danger. Il refusa les remèdes du médecin barbier du bourg, qui remontaient au temps de Molière, prescrivit lui-même sa médication et s'ocde rédiger, dans son lit, quelques écritures. Cependant au bout de peu de temps il fut visible que son état s'aggravait : il maigrissait, ses pommettes se faisaient plus rouges et sa toux plus fréquente. Alors madame Olympe lui représenta avec énergie qu'il n'était point homme d'art et qu'il était de son devoir d'en mander un. Il résista d'abord à son éloquence impérieuse. Mais comme elle revenait à plusieurs reprises à l'assaut, il se sentit à bout de forces, et, fermant les yeux, dit qu'elle suivît son bon plaisir aussi bien ses affaires étaient

en ordre et il pouvait mourir.

De fait, le médecin, quand il l'eut visité, imposa quatre purgations et trois saignées à ce corps émacié. Regardant la bassine où tombaient les dernières gouttes roses, M. de Migurac eut une moue et dit :

Cet homme eût tiré de l'or des pierres, pour avoir trouvé tant de sang dans mes veines! Mais maintenant qu'il s'est acquitté de son office, il peut passer la main au fabricant de cercueils.

Le médecin reçut ses honoraires, ne dissimula point qu'on l'avait appelé trop tard et s'en retourna chez lui.

Mais M. de Migurac déclinait comme une lampe où l'huile fait défaut. Alors, madame Olympe, contenant sa douleur, se dressa devant lui et dit :

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Monsieur, j'espère qu'après avoir compromis par votre négligence le salut de votre corps, vous ne mettrez point votre âme en péril en différant de recevoir les saints sacrements de la main de M. Joineau.

Très maigre, la tête blême sur les coussins, les paupières baissées, M. de Migurac respirait difficilement et déjà semblait à moitié mort. Pourtant il rouvrit les yeux et, envisageant madame Olympe robuste et pressante avec une expression singulière de détresse, d'ironie et de pitié, il dit:

-Madame, pourquoi cette simagrée, puisque aussi bien je ne crois pas en Dieu?

Mais madame Olympe répondit par un grand flux de

paroles et de sanglots, se jeta à genoux, lui secoua le poignet et le pria de céder pour l'amour d'elle.

M. de Migurac serrait les dents comme pour retenir son âme prête à s'échapper. Enfin, à bout de forces, il mur

mura :

Puisque, madame, votre religion ne vous commande pas de m'épargner, qu'il en soit fait à votre volonté. Mais auparavant veuillez m'envoyer mon fils.

Peu de minutes après, Louis-Lycurgue se précipitait bruyamment dans la chambre avec toute la vivacité de son âge. Sans doute, il savait son père malade et ne l'avait point vu d'une semaine; mais l'idée de la mort ne pouvait s'appesantir sur son esprit juvénile; d'ailleurs, puisqu'on le mandait, ce mauvais rhume était fini... Apercevant la figure exsangue du marquis, il demeura atterré et, tout d'un coup, trembla de tous ses membres.

Mon fils,

-

lui dit le marquis, asseyez-vous et veuillez ne pas m'interrompre, Je ne vous ai point mandé auprès de moi dans mon état de maladie, moins par crainte de la contagion pour vous que parce que j'estime admirable l'exemple des bêtes qui se réfugient dans leurs trous pour y souffrir et n'attristent point leurs semblables du spectacle déplaisant de leurs maux. Mais aujourd'hui l'heure de ma mort est proche et mon égoïsme l'emporte et me suggère impérieusement le besoin de vous revoir; n'ayant point eu le temps de vous apprendre à vivre, peut-être vous enseignerais-je au moins à mourir...

Il s'arrêta une seconde pour souffler. La sueur ruisselait sur ses joues maigres. Accroupi au pied du lit, Louis-Lycurgue tâchait en vain à réprimer les sanglots qui l'étouffaient. Le marquis reprit :

J'ai consenti à recevoir tout à l'heure les sacrements afin de ne point aflliger votre mère. Car, lorsque je les aurai reçus, elle aura la joie de se dire que je ne serai point torturé éternellement, au milieu des flammes de soufre, par d'affreux diablotins, mais seulement quelques milliers d'années, ce qui lui sera une appréciable consolation. Je ne veux point toutefois que cette cérémonie vous abuse. A cause de votre âge et de mon dessein de laisser la nature graver elle-même

ses sublimes leçons dans votre esprit, je ne vous ai point entretenu encore des hautes matières philosophiques et religieuses. Peut-être cependant avez-vous pu soupçonner que mes croyances ne sont pas les mêmes que celles de votre mère et de M. l'abbé Joineau. Leur foi leur a été d'un efficace secours en mainte occasion, les ayant préservés de l'angoisse du doute. Étant donnée l'incertitude de tout raisonnement humain, je me garderai donc de vous affirmer que nécessairement il n'existe point de Dieu à la fois un et trois, capable de nous damner tous dès notre naissance, de torturer physiquement son fils et moralement la Vierge, mère de celui-ci, pour qu'après nous avoir fait tous souffrir cruellement en ce monde, il puisse épargner quelques élus dans l'autre. Mais ma raison m'a détourné d'accepter cette opinion. Même, pour tout dire, en regardant l'état lamentable de l'humanité et de l'univers en général, il ne m'a point paru qu'une telle ordonnance fût l'œuvre d'une sagesse divine, et j'ai cru plus exact de l'attribuer au jeu invariable de lois nécessaires. Néanmoins j'ajouterai que si, contre mon attente, je me trouvais au terme de cette vie en présence d'un Dieu qui me demandât des comptes, je n'éprouverais pas de peine à les lui rendre, n'ayant, je l'espère, fait que peu de mal pour un homme; au surplus, comme il m'a créé, autant que vaut notre faculté de raisonner, il ne saurait m'en vouloir de ne pas être autre qu'il ne m'a fait. Si je vous ai tenu ce discours, mon fils, ce n'est point pour influer sur votre croyance, que vous délibérerez à loisir avec vous-même, mais seulement pour que vous ne vous abusiez point sur la valeur d'une cérémonie qui serait capable d'opprimer gravement votre jeune imagination. Elle ne m'est point agréable, manquant jusqu'à un certain point de logique et de franchise. Mais il n'y a nulle proportion entre la satisfaction. que j'aurais à m'y dérober et le chagrin que je donnerais à votre mère, qui a été une épouse irréprochable et s'impose à tout votre respect. Aussi me prêterai-je à quelques gestes et paroles qui auront pour effet de calmer ses angoisses et me gagneront, je l'espère, le droit de mourir sans bruit.

Ayant ainsi parlé, M. de Migurac eut une pâmoison, et son fils, pensant qu'il allait rendre l'âme, appela au secours à grands cris. Mais il reprit connaissance et, voyant l'émoi

peint sur la figure de madame Olympe, il lui témoigna qu'il était prêt à se munir des sacrements selon la promesse qu'il lui avait faite. M. Joineau fut donc admis à se présenter dans son appareil sacerdotal et à remplir son office. Le marquis de Migurac se confessa avec humilité, s'accusa de ses péchés à haute voix, reçut l'absolution et communia fort décem ment. M. Joineau a consigné dans ses mémoires que peu de catholiques eurent une fin aussi chrétienne que cet

athée.

Contre toute attente, le marquis Henri survécut encore deux jours, comme si l'âme forte qui était dans cette chair périssable y retenait la vie enchaînée. A cause de sa faiblesse il ne tolérait auprès de lui qu'un visiteur et, entre des silences où l'on se demandait s'il n'était point passé, il s'exprimait avec douceur et clairvoyance. Il convia plusieurs personnes de son domestique, leur distribua de menus présents et leur recommanda de garder leur fidélité à son fils; à l'abbé il offrit une belle tabatière ornée de petits diamants en le priant d'user de persévérance et de patience avec son élève. I remercia madame Olympe de la vaillance avec laquelle elle avait accepté une existence provinciale et lui donna de nombreux détails relatifs à la gestion de ses biens. Mais ce fut surtout avec son fils que ses entretiens se prolongèrent et eurent un caractère plus intime. Il l'adjura de se défier de la violence de ses passions. Qu'envers les autres il ne cédât jamais à forfaire à l'humanité, ni à l'honneur avec lui-même. Qu'il écoutât avec respect les préceptes des hommes sages; mais qu'il se fiât surtout à la voix intérieure de la raison. Que, plus tard, si son âme était inquiète, il complétât son éducation par les volumes que son père avait annotés de sa main. Qu'il fût tolérant et plein de mansuétude. Qu'il domplât sa fierté. Qu'il tint son prochain pour son égal. Qu'il eût le culte du bien. M. de Migurac ajouta encore un grand nombre de conseils trop longs pour être rapportés ici. Si son fils les eût suivis, il eût été plus vertueux qu'un saint. A quelque degré qu'il ait pu s'en écarter, ils ne furent. point perdus, mais demeurèrent gravés dans son âme; et, semblables à des graines modestement enfouies sous la terre, ils s'épanouirent à certaines saisons en floraisons surpre

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