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de Monsieur de Périgueux, qui dit en souriant que son éloquence était la plus coupable. Mais, au cours de la collation, on remarqua l'absence du jeune Edme de Chastillac; LouisLycurgue en révéla le motif sans embarras parce qu'il avait prétendu conserver sa culotte, il avait été enchaîné en punition de son avarice au tronc d'un marronnier, d'où effectivement on le détacha mi-mort de froid.

De tels exploits valurent à Louis-Lycurgue la méfiance de plusieurs châtelaines. Elle s'accrut à la suite d'une aventure qui est la dernière que je mentionnerai en cet ordre je veux dire son duel avec le baron de Mardieu, d'ailleurs plus âgé que lui de trois ans. Celui-ci, ayant voulu par plaisanterie lui ravir une demi-pêche gâtée dont l'avait honoré mademoiselle Aline de Perthuiseau, Louis-Lycurgue le traita d'effronté et de maraud et le défia; tous deux ayant tiré leurs petites épées commençaient à s'en larder fort proprement quand par fortune deux laquais survinrent qui les arrêtèrent à bras le corps et les remirent ès mains de leurs précepteurs épou

vantés.

De ce jour, Louis-Lycurgue ne fut plus guère prié dans les châteaux du voisinage. Madame Olympe en éprouva quelque rancœur, mais la dissimula: elle estimait qu'un sang aussi noble que celui de Louis-Lycurgue devait de toute nécessité se porter à des actions capables d'étonner des âmes plus bourgeoises. M. de Migurac eut un mécontentement plus profond de son tempérament peu équilibré; pourtant, ne pouvant méconnaître l'honorable origine de la plupart de ses fautes, il en chérissait l'enfant davantage et voulait espérer que l'àge en le calmant le formerait à plus de sagesse.

Privé des compagnons de son rang, il fallut bien que LouisLycurgue en trouvât d'autres et qu'il liât partie avec les petits manants du village. Madame Olympe, pour parer à l'inconvénient d'une si piètre société, eût aimé qu'on choisît deux ou trois des plus avenants, qu'on les décrassât, qu'ils revêtissent une livrée et qu'attachés à la personne du jeune maître ils fussent à ses ordres pour s'amuser respectueusement avec lui quand il daignerait y condescendre. Mais M. de Migurac fit à ce projet une opposition irréductible. Il déclara que Louis-Lycurgue s'ennuierait seul ou qu'il se

gourmerait avec ses camarades et serait gourmé d'eux sur le pied d'une égalité absolue. Ce qui fut dit fut fait, madame Olympe s'interdisant, quelles que fussent ses propres préférences, d'aller contre les volontés exprimées de son mari. Les petits rustres ne furent pas longs à oublier les recommandations de déférence qu'ils avaient reçues de leurs mères, et aux bourrades du jeune vicomte leurs poings plébéiens répondirent avec un entrain merveilleux, tant et si bien que LouisLycurgue rentra plus d'une fois l'œil poché ou la figure en sang. Et d'abord, ayant été rudement secoué par Claude Peyrade, le fils du charron, il eut l'idée de s'en plaindre à son père sur quoi le marquis lui demanda s'il n'entendait point qu'à l'avenir on liat les mains de ses compagnons, afin qu'il pût les battre à son aise, comme il convient à un homme. A cette ironie, Louis-Lycurgue rougit, se tut et n'insista pas; mais, peu après, ayant rencontré Claude Peyrade, il le provoqua et, d'un maître coup de poing, l'étendit dans la poussière.

Au reste, il appert combien rapidement, quelle que fût la liberté de leurs ébats, Louis-Lycurgue prit sur les enfants de son âge un ascendant incontestable. Peut-être en cela obéissaient-ils à d'anciennes traditions de servilité; peut-être s'inclinaient-ils inconsciemment devant une nature d'élite née pour commander. Toujours est-il qu'à Louis-Lycurgue revenait sans contredit le choix des divertissements et leur direction. Aux heures paisibles, c'était lui qui faisait passer dans leurs jeux les préceptes de son père ou ceux de l'abbé, les conviant à construire des cités de branches mortes dans les bois. à détourner les ruisseaux, à édifier des ponts, et les ahurissant par des discours emphatiques où cliquetaient des mots abstraits et sonores. Il était leur guide dans les grandes battues aux pommes de pin, aux cèpes et aux mûres sauvages. Mais surtout il marchait à leur tête dans les expéditions guerrières qui les mettaient aux prises avec les gars de SaintMargut, commune voisine, ennemis invétérés des villageois de Migurac. Sous l'influence du péril et de la colère, son âme alors s'exaltait à un point incroyable; il donnait et recevait des coups comme Achille combattant Hector, ou comme Roland à Roncevaux; et c'était avec une espèce de tyrannie

qu'il exigeait une soumission aveugle de ses compagnons. Dans ces instants, sa douceur et l'équité naturelle qui étaient en lui semblaient abolis, et, à l'étonnement de l'abbé, à la grande inquiétude de M. de Migurac, une âme indomptable et furieuse l'agitait.

C'est ainsi qu'un soir le marquis, revenant au château sur son bidet, entendit des cris inhumains: s'étant approché, il aperçut Louis-Lycurgue debout et le sourcil froncé; deminu, vautré à ses pieds et léchant la poussière de ses souliers, un petit manant sanglotait; deux autres venaient de le fouetter cruellement; le reste de la bande se tenait en cercle sans mot dire. Interpellé par son père, Louis-Lycurgue leva vers lui un visage où ne se lisait nulle honte, mais un orgueil implacable; et il déclara que, Pierrille lui ayant refusé obéissance devant l'ennemi et s'étant moqué de lui parce qu'il apprenait le latin, il l'avait fait châtier à la fois de son impudence et de sa déloyauté. M. de Migurac ordonna à son fils de le suivre, et, tandis qu'il cheminait à son côté, il lui remontra d'une voix grave comment, outrepassant les bornes du jeu, il avait par l'atrocité de ce châtiment porté atteinte à la dignité d'homme qui était en son camarade et aux devoirs évidents de la fraternité. Louis-Lycurgue l'écoutait sans mot dire et le marquis déplorait en lui-même l'âme obstinée de l'enfant... Soudain celui-ci fit un bond. M. de Migurac leva la tête et le vit s'élancer vers le petit Pierrille qui d'un pas traînant cheminait dans le pré voisin. Du plus loin qu'il découvrit son jeune seigneur, le rustre prit la fuite, cependant que, sur ses talons, Louis-Lycurgue l'appelait d'une voix qui, à son père, sembla grosse de fureur. Craignant que outré de sa remontrance, il ne s'abandonnât à quelque violence regrettable, le marquis éperonna sa bête; mais elle était malhabile à franchir les haies, ce ne fut qu'après plusieurs détours qu'il rejoignait les fugitifs. Et voici que Louis-Lycurgue était agenouillé dans une mare aux pieds de Pierrille et embrassait ses genoux malpropres, tandis que l'enfant, le visage abruti, regardait un bâton que son jeune maître venait de lui placer dans la main. Et Louis-Lycurgue, à la vue de son père, lui cria d'un ton

de détresse :

Monsieur, j'ai cru que je n'arriverais point à joindre ce

misérable pour lui demander pardon! Mais veuillez l'engager à en user de moi à son gré pour racheter le tort que je lui ai fait car, depuis que je l'ai prié de me cracher au visage et de me rouer de coups, il ne fait que pleurer et demander grâce; et ses chausses sentent furieusement mauvais.

Le marquis respira, sourit et invita son fils à se relever. Méditant en son âme sur cet incident après bien d'autres, il craignit que l'enfant n'eût à souffrir lui-même, et autour de lui ne répandît de la souffrance, autant à cause de ce qu'il avait de meilleur que par ce qu'il avait de pire. Car, rachetant ses erreurs avec la même fougue qu'il les commettait, le bien qu'il se proposait d'accomplir était parfois pire que le mal qu'il souhaitait expier. Ayant raillé au point de la faire pleurer la petite Marichette, fille d'un fermier, qui faisait la grimace à son pain noir, il la rendit malade d'indigestion pendant trois jours pour ce que le lendemain, saisi de remords, il la força d'avaler une pleine bassine de confiture; et luimême, atterré du mauvais succès de sa bonne volonté, pensa crever, en ayant mangé le double en matière de pénitence. Mais, pour réparer sa sottise, il jeûna pendant plusieurs jours: il avait ouï, en effet, que malgré leur égalité naturelle tous les hommes ne mangent pas à leur faim, et jugea l'occasion propice de s'infliger en une fois toute la peine qui lui avait été injustement épargnée.

Cependant, quelque peu réglés que fussent trop souvent les actes de l'enfant, le marquis discernait chaque jour plus sûrement la noblesse de son âme, et sa tendresse redoublait de vigilance. Patiemment, dans leurs entretiens quotidiens, sans contredire par des affirmations tranchantes les enseignements qu'il pouvait recevoir d'ailleurs, sans imposer à sa jeune intelligence les opinions que lui-même s'était faites des choses, le marquis s'efforçait, par son exemple, par ses réflexions, par toute la conduite de sa vie, de lui faire découvrir qu'en soi-même il possédait un guide plus sûr que toutes les maximes des hommes quand il saurait le consulter: à savoir, la raison. Éveiller sa raison, la rendre apte à recevoir directement de la nature ses leçons admirables, à en tirer une science moins chimérique que celle des livres tel

:

était son but. Et quelquefois il se croyait proche de l'atteindre, remarquant qu'à mesure qu'il grandissait, Louis-Lycurgue semblait céder moins aveuglément à sa fougue et devenait capable par instants de modérer ses passions. Il se prenait à réfléchir et parfois à raisonner avec une certaine vigueur. Des paroles qui lui échappaient attestaient le travail de son esprit et bien souvent faisaient tressaillir l'abbé Joineau et madame Olympe. Ses questions sur les sociétés, les gouvernements et l'ensemble des usages du monde le révélaient avide de la vérité. Les magnificences de la nature l'enivraient. La gloire du soleil levant arrachait des larmes à ses yeux. La majesté des forêts aux cimes séculaires le troublait plus que celle des églises, et, aux soirs d'été, son regard enfantin se noyait rêveusement aux infinis du ciel étoilé...

Mais, vers sa douzième année, sa jeune âme et peut-être tout le sens de sa vie furent violemment bouleversés par un événement imprévu je veux dire la mort du marquis Henri.

V

LE DÉCÈS DU MARQUIS HENRI

M. de Migurac, depuis des années, partageait ses jours entre l'éducation de son fils et le soin de ses propres affaires. Pour ce qui est de l'éducation de son fils, nous avons vu le rôle qu'il y joua. Il n'avait pas été moins soigneux de la gestion de ses biens. A son retour à Migurac, après la mort du marquis Jean-Philippe, il ne trouva guère de la dignité seigneu– riale d'autres traces subsistantes que les armoiries, le banc à l'église et la prière nominale du curé. Le château tombait en ruine, les champs restaient stériles, des créanciers avaient obtenu des sentences sur tout le domaine. Non seulement, à force d'application, M. de Migurac parvint à restaurer le château, à remettre les terres en valeur et à désintéresser les usuriers, mais il ne dédaigna point, conformément aux maximes des économistes modernes, de mettre le peu d'écus qui lui demeuraient dans diverses entreprises de commerce et de navi

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