MONSIEUR DE MIGURAC OU LE MARQUIS PHILOSOPHE AVERTISSEMENT AU LECTEUR De narrer ici la vie de M. Louis-Lycurgue, marquis de Migurac, gentilhomme périgourdin, nous pourrions sans peine trouver mainte excuse. Il nous serait loisible d'en donner de philosophiques, fort capables d'en imposer. Mais il nous plaît seulement de rappeler la curiosité bienveillante que suscitèrent d'autres personnages d'aussi mince prestige dans l'histoire: tels que Don Quichotte de la Manche, Gil Blas de Santillane, ou le sire mélancolique de Sigognac, dont les aventures n'ont pas cessé d'émerveiller les badauds et quelques hommes sages. Il n'y a pas à douter que le nom de M. de Migurac n'éclipse bientôt ceux que nous venons d'écrire. Car en de tels récits, le rôle du conteur étant de s'effacer, le héros seul importe, ainsi que le goût du public. Or nous ne feignons pas à déclarer que, tant pour la beauté du caractère que pour l'enchaînement incroyable et sublime des actions, aucune biographie ne saurait être mise au-dessus de celle-ci. Et, par ailleurs, de quel droit oserions-nous imaginer nos lecteurs moins sensibles au mérite que ne furent ceux de Cervantès ou de Lesage ou de Gautier? C'est une injure d'auteur grincheux que nous nous refusons, pour notre part, à leur infliger et dont les nettoiera le succès de ce livre. Peut-être devrions-nous ici, suivant la coutume des historiens, donner la liste des documents manuscrits et imprimés d'où fut extraite la substance de ce récit; et nous entasserions aisément les références, multipliant les titres d'ouvrages imprimés, de mémoires, de correspondances, d'inventaires, de rapports, dénombrant toute la paperasserie qui dort en la poudre de mainte archive. Toutefois il nous déplait 1er Mai 1903. I de faire étalage de cette sorte dans un ouvrage qui n'est point d'érudition, mais, s'il se peut, d'honnête divertissement de sa matière l'origine importe moins que la qualité elle-même et la façon dont elle est présentée. Nous nous contenterons de dire brièvement qu'à côté des nombreux écrits où M. de Migurac épancha la fougue de son âme et l'ardeur de sa pensée, notre source principale se trouve dans les mémoires de M. l'abbé Laurent-Cyprien-Exposit Joineau. M. l'abbé Joineau, qui, ainsi qu'il sera dit, fut attaché à la personne du marquis dès sa prime enfance, le suivit de près ou de loin d'un œil attentif pendant toute sa carrière et, après sa mort, s'occupa de tracer soigneusement son portrait et sa biographie. Il atteignit un âge avancé et mourut paisiblement vers une date indéterminée qui avoisine les premières années de la Restauration. Notons qu'il fut le dernier hôte du château de Migurac, dont les murailles effondrées allèrent peu après caillouter mainte route du pays périgourdin. Ce n'est pas le lieu ici de s'arrêter au caractère de cet estimable ecclésiastique : nous nous bornerons à dire que sans doute M. de Migurac n'eût point souhaité d'autre biographe, ayant en estime particulière la simplicité de cœur et l'ouverture aimable de l'esprit. M. de Migurac vit le jour pour la première fois le mercredi 28 juillet de l'an mil sept cent quarante et un, en le château de Migurac, sis dans la province de Guyenne, proche du village de même nom, à quelques lieux de la ville de Péri gueux. Ce fut la veille au soir, après avoir diné comme de coutume en face de son époux, dans la chambre à manger haut plafonnée et sévèrement meublée à la mode de Louis XIII, que, vers les onze heures, au moment de se mettre au lit, la marquise de Migurac, née Olympe-Marie-Eugénie de Gransalat, éprouva les premières douleurs qui lui annoncèrent la prochaine venue de son enfant. Bien qu'elle n'eût point l'expérience de la chose, malgré dix ans de mariage, elle ne s'y trompa point et manda aussitôt mademoiselle Aglaé Per ronneau, sage-femme réputée de Périgueux, qui, depuis une quinzaine, attendait fort patiemment dans l'aile gauche du château que l'heure sonnât de faire montre de ses talents. Mademoiselle Perronneau qui, sinon celui de sa bouche, n'avait nul souci plus précieux que celui de son lit, arriva se frottant les yeux et le visage mal satisfait. Elle dut s'assurer que la marquise ne l'avait pas dérangée en vain et que, selon toute prévision humaine, plusieurs heures ne s'écouleraient pas sans que le nom de Migurac eût un héritier. Serait-il mâle ou femelle? il n'y avait pas d'hésitation dans l'âme de la marquise; et d'un doute possible elle eût souri, encore qu'elle ne fût point fort à son aise. Quand le marquis effaré se présenta, la perruque de travers et les bas en tire-bouchon sur les mollets, elle lui tendit son front d'un air de noblesse et lui dit : Monsieur, demain je vous offrirai sans faute un marquis de Migurac. Puis elle le pria de se retirer, estimant qu'un homme n'était point à sa place en tel événement. Le marquis Henri obéit dans un grand trouble. Les péripéties diverses de son existence l'avaient toujours assailli à l'improviste; et tout ce qu'il y avait eu d'important dans sa vie, depuis sa naissance jusqu'à son mariage, s'était accompli sans qu'il y eût pris d'initiative. Aussi, quoique sa tendresse s'émût des souffrances probables de madame Olympe, il ne mit point en doute que sa requête fût légitime, et, s'étant allé renfermer dans son appartement, il passa sa nuit à se promener de long en large, tantôt prêtant l'oreille au moindre bruit, et tantôt absorbé dans ses méditations. La perspective que, contre toute espérance, un enfant allait naître de lui après dix ans d'union stérile lui semblait prodigieuse. Tandis que madame de Migurac avait accueilli sa grossesse avec une satisfaction grave et calme, comme un événement dont il n'y avait pas lieu de s'étonner et qui était la conséquence naturelle de sa longue patience, de ses prières et de ses offrandes à sainte Radegonde, le marquis était demeuré longtemps incrédule; puis, quand son scepticisme avait dû s'incliner devant la sagesse instruite de mademoiselle Perronneau, il n'avait pu se défaire d'un soupçon tenace qu'un accident mettrait à néant son espérance. Maintenant encore, il appréhendait quelque catastrophe, attendait d'un instant à l'autre un message funeste... Mais il n'y avait dans le château que le silence. Se rappelant le sang-froid de la marquise, M. de Migurac s'efforça de dominer ses nerfs et il osa fixer sa pensée sur cet enfant qui allait naître. Au fond de son âme, il désirait une fille. Il n'avait point celé à la marquise ce vou, surprenant chez un gentilhomme qui n'avait pas encore d'héritier de son nom, et la noble dame n'avait pu lui dissimuler un étonnement où se mêlait quelque blâme. Au vrai, de son inclination il eût malaisément donné une raison précise. Peut-être, vu l'amoindrissement de la fortune des Migurac, conséquence des folies de monsieur son père, tenait-il pour préférable que son nom s'éteignît avec lui-même, plutôt que de décliner lentement par le fait d'une postérité mal argentée; peut-être en une fille espérait-il auprès de lui quelque chose de doux et de câlin que jusque-là il n'avait point connu. Peut-être encore, par une bizarrerie de son esprit, s'effarait-il de quelle manière il formerait l'âme d'un homme ce scrupule singulier eût assez bien convenu aux théories étranges qui lui étaient chères et que d'ailleurs il répugnait à développer, aimant mieux se taire que de scandaliser son prochain. Bref, il eût préféré une fille. Mais madame de Migurac lui avait promis un fils avec autorité. Quelque déraisonnable qu'il pût être de s'attacher à des pressentiments en pareille matière, il savait la marquise si exacte dans ses propos et si ponctuelle dans ses devoirs qu'il en était frappé et tendait malgré lui à la croire. Et il pensait avec un petit regret à tous les jolis prénoms qu'il ne donnerait pas à sa fille et qu'il aurait murmurés avec tant de délices Hypatie, Eucharis, Arsinoé, Irène. Dans la nuit muette, un cri atroce déchira les airs, pénétra M. de Migurac jusqu'aux moelles, l'arracha du fauteuil où il sommeillait. Déjà il tirait le loquet pour se précipiter vers la chambre de la marquise, lui porter secours dans l'agonie où il la devinait... Mais sa timidité d'agir et le sentiment de son impuissance l'arrêtèrent. Il craignit un spectacle affreux ou |