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répétait à lui-même les stances d'Horace, ciselait un distique ou méditait quelque homélie à la manière de Monsieur de Meaux.

Quelquefois, par le moyen de sa mansuétude persuasive, il obtenait de l'enfant plusieurs heures, voire deux jours ou une semaine d'application; et il se réjouissait de le voir heureusement doué de mémoire et de vivacité d'esprit. Mais, au moment où il le pensait conquis à l'étude, l'humeur du petit vicomte changeait, il n'était plus capable de s'absorber que dans le vol des mouches ou le babil des tourterelles. Alors M. Joineau se rappelait que l'excès d'effort cérébral atrophie la nature physique des enfants et il s'absolvait de ne pas insister davantage, admirant les belles joues roses de Louis-Lycurgue, la gaieté de son rire et la souplesse de ses jarrets. « Au moins, se disait-il, je n'aurai point attristé sa jeunesse, et ce maître n'a pas démérité qui s'est abstenu de faire du mal à son élève. »

Les leçons de maître Pierre-Antoine, secondé par le jeune Gilles, trouvaient au rebours en Louis-Lycurgue un disciple. infatigable et enthousiaste. Une joie pétillait dans ses prunelles, une impatience avide secouait ses membres quand, au sortir de ses conférences avec l'abbé, il commandait à un valet de harnacher son cheval et bondissait en selle. C'était avec ivresse que, escorté du vieux Pierre ou tout seul, il chevauchait à perdre haleine par les landes et les coteaux, à la poursuite d'un lièvre, d'un chevreuil ou d'un renard, ou tout bonnement à l'aventure pour la joie de franchir les haies et les rivières, de sentir le vent lui couper la figure, de percevoir le tressaillement de la bête généreuse et docile. Et parfois, dans son ardeur, il poussait des cris, des imprécations ou des éclats de rire qui étonnaient les manants rangés en hâte sur son passage.

Tous les exercices du corps lui furent rapidement familiers. Quelques baignades dans l'étang, sis derrière le château, lui suffirent pour qu'il sût nager comme un dauphin, en tenant son épée et son pistolet au-dessus de sa tête, ou se déshabiller en nageant. A la course, au saut, à la lutte, il ne tarda pas à égaler ses maîtres, non seulement le vieux PierreAntoine que l'âge alourdissait, mais Gilles lui-même, encore que celui-ci le dépassât par la taille et par la force. Entre les arts du corps toutefois, dès l'abord, les jeux de l'épée et de la dague le captivèrent davantage, et c'était plaisir de le voir,

à peine haut comme son fleuret, prendre son élan, se fendre en deux, se ramasser, parer du revers pour attaquer de nouveau en bondissant à l'italienne.

Ainsi devint-il en peu d'années vigoureux et agile. En même temps, sous le gouvernement de madame Olympe, il s'appliquait à se plier aux usages des salons et des cours. Tous les après-midi, la sieste finie, Louis-Lycurgue avait le privilège de venir baiser la main de sa mère, et celle-ci l'instruisait des façons ainsi que des idées qui conviennent à un gentilhomme. Assise dans son haut siège, toute droite, les mains croisées sur son ventre devenu un peu fort, une légère moustache commençant d'ombrer sa lèvre supérieure, belle encore et d'une figure qui commandait le respect, elle parlait d'une voix sonore, décrivant à Louis-Lycurgue les merveilles de la cour et ses usages, et parfois, oublieuse de son jeune âge, se plaisait à retracer pour elle-même plus que pour lui tout ce qu'elle avait observé, entrevu ou espéré.

De bonne souche, mais peu dorée, madame Olympe, soigneusement nourrie selon les plus solides traditions, avait été heureuse d'épouser M. Henri de Migurac dont la famille égalait la sienne en noblesse, et la passait en fortune. Étant de son naturel inaccessible à la passion, elle lui avait voué toute l'estime qu'une épouse chrétienne doit à son époux et jamais ni en acte, ni en parole, elle n'avait manqué à son serment de fidélité. En vain, néanmoins, elle eût essayé de se dissimuler que cette union ne lui avait point apporté toutes les joies qu'elle en attendait: de cette désillusion, le caprice du destin et le caractère même de son époux étaient cause. C'était en effet peu après son mariage, à l'instant où le jeune couple venait d'être présenté à la cour et commençait de fréquenter tout ce que Versailles et Paris offrait de mieux né, que la mort subite du vieux marquis Jean-Philippe avait bouleversé leur vie en rendant manifeste la dilapidation qu'il avait faite du bien des Migurac. En ce désastre, deux partis étaient possibles, dont l'un était de demeurer à Paris et d'y vivre à crédit en menant un train convenable jusqu'à que la faveur du roi ou d'un ministre rétablit leurs affaires ; à vrai dire, la marquise n'en concevait point d'autre, et sa surprise fut vive le jour où son époux lui déclara qu'avant de

vivre noblement il s'agissait de vivre honnêtement, et qu'il ne leur restait qu'à se retirer dans leurs terres. Il lui parut que c'était une espèce d'abdication et elle ne put se retenir de hasarder plusieurs objections, qui lui firent aussitôt mesurer que son esprit et celui du marquis n'étaient point du même moule. Elle se tut et obéit. De retour à Migurac, elle se comporta en épouse irréprochable et en dame accomplie; et rien, sinon parfois un peu d'ironie dans son sourire ou d'âpreté dans son accent, ne trahit l'amertume de son désappointement. Non, elle n'avait point eu la carrière à laquelle elle était destinée; plus que les circonstances, le coupable était cet homme dont les idées ne répondaient pas à celles d'un seigneur, dont les défauts n'étaient pas ceux de sa classe, dont les vertus étaient bourgeoises et mesquines: et si son devoir et sa piété le lui eussent permis, elle eût conçu quelque mépris pour ce gentilhomme sans dettes et sans maîtresses.

C'était avec de tels sentiments, qu'elle n'énonçait point, mais dont à coup sûr la clairvoyance infaillible de l'enfance devinait obscurément quelque chose, que madame Olympe affermissait son fils dans les pratiques qui conviennent à la meilleure société. Elle ne se bornait pas seulement à former sa personne corporelle aux révérences de cour, aux gentils usages des salons, aux baise-mains, aux diverses sortes de danses et d'ariettes; elle s'efforçait également de lui inculquer les maximes du monde, de déraciner en lui les inclinations vulgaires et les petitesses plébéiennes. Et l'enfant, bien que peu de familiarité se mêlât au respect que lui inspirait madame sa mère, l'écoutait avec dévotion. Il était naturellement gracieux, souple et bien fait, et ce fut un jeu pour lui de se rompre à toutes les mignardises de la mode : si la marquise eût été sujette aux faiblesses de son sexe, elle eût pleuré d'attendrissement à le voir, au son aigrelet du vieux clavecin, arrondir le coude et la jambe en face de mademoiselle Séraphine qui, tenant sa jupe à deux doigts, s'inclinait selon les rites de la révérence. Il se portait avec la même ferveur à ses enseignements spirituels, comme s'ils eussent flatté un instinct intime de son être. Il fût resté des heures à entendre sa mère lui conter les généalogies augustes, les galanteries du RoiSoleil, la bonne grâce de Monsieur le Régent, les splendeurs

de madame de Prie et de la duchesse de Bourbon, le grand passe-pied de 1733, les ballets de l'Opéra, les perfections des comédiens italiens, les premières intrigues du Bien-Aimé, les vertus respectables, mais surannées, de la reine polonaise... Il buvait les paroles de la marquise, la volupté mouillait ses lèvres, une flamme illuminait son œil, si bien qu'à le contempler un secret orgueil gonflait le sein de madame de Migurac pensant que de son fils, elle serait mère deux fois : et de son corps et de son âme.

C'était d'habitude à l'issue de ses entretiens que LouisLycurgue allait joindre son père dans le grand cabinet de travail où il vivait des heures douces. Lorsque entrait le jeune garçon, le gentilhomme levait la tête et se rejetait en arrière, découvrant ses traits un peu creusés, prématurément vieillis, ses joues pâlies malgré l'air de la campagne, ses yeux au regard limpide, le sourire parfaitement bon de sa bouche entr'ouverte. Et, quelque épris que fût Louis-Lycurgue des préceptes maternels, un seul regard de son père remuait son âme plus profondément que toutes les paroles de la marquise. Celle-ci parlait comme d'une voix qui sortait de lui-même; celle de son père semblait venir de l'au-delà, d'une sagesse supérieure. L'émoi de l'enfant se reflétait sur son visage mobile, et c'était quelquefois pour la marquise le sujet d'un étonnement jaloux dont elle se confessait à l'abbé Joineau, que l'ascendant exercé par le marquis, rêveur, maladroit de son corps et médiocre causeur, sur la jeunesse turbulente de LouisLycurgue.

C'était

En général, le gentilhomme et son fils ne demeuraient pas enfermés dans les appartements, mais, prenant leurs chapeaux, ils franchissaient les grilles et gagnaient la campagne. en marchant que, discrètement, selon le hasard de leur promenade et la fantaisie de leurs discours, le marquis s'efforçait d'ouvrir l'âme de l'enfant vers les clartés dont il désirait qu'elle s'emplit. Du temps où il avait fréquenté la ville et la cour il avait gardé une tristesse indignée de l'état corrompu des sociétés modernes. Au contact de la nature, devant la beauté calme de la vie champêtre, il avait conçu nettement que c'est la civilisation qui a égaré la raison de l'homme et, par un enchaînement d'erreurs, causé le malheur de l'huma

nité. Corroborant son expérience par la lecture de quelques écrivains réputés et d'un grand nombre de pamphlets anonymes édités à l'étranger, M. de Migurac avait mesuré avec douleur combien les hommes s'étaient écartés de l'égalité primitive; et, souhaitant que son fils échappât aux ténèbres de la superstition, il recherchait toutes les occasions de l'éclairer et d'éloigner de lui les préjugés. Observant les blés jaunis, les maïs verts, les vignes tortueuses, la vigueur des bœufs roux, l'éclat azuré du ciel et des eaux murmurantes, il l'accoutumait à bénir l'œuvre de la nature et les bienfaits qu'elle prodigue à l'humanité. Lui faisant remarquer les sombres tanières des paysans, leurs membres déjetés et leurs haillons, il lui montrait combien peu la sagesse humaine avait su remédier aux injustices du sort, semblant au contraire plus préoccupée de les aggraver et de les multiplier. Par l'abondance de ses aumônes, il enseignait à son fils la générosité; par leur discrétion et leur politesse, il lui remettait en mémoire l'égalité naturelle des hommes et comment les différences qu'il y a entre eux tiennent moins à leur mérite qu'au hasard de la naissance auquel ils n'ont nulle part. Et l'enfant, qui venait de s'enflammer aux leçons de madame Olympe, s'enflammait davantage à celles de son père. Il ne se lassait pas de l'interroger sur l'histoire des siècles morts et sur les transformations des sociétés. Sa curiosité allait aussi souvent vers l'avenir que vers le passé avidement il questionnait le marquis comment on pourrait remédier aux maux de la civilisation. Encore que celui-ci n'eût point d'optimisme aveugle, qu'il connût l'indifférence du destin et la faiblesse malfaisante de l'homme, il répugnait à priver l'enfant de son espoir, et lui-même ne se résignait point au malheur éternel de l'humanité.

C'est alors que tous deux échafaudaient des plans de sociétés idéales où l'humanité régénérée vivrait unie et fraternelle. Autant que jadis les fées et les génies, ces imaginations surexcitaient l'esprit enthousiaste de l'enfant et elles le poursuivaient jusque dans ses rêves, derrière les rideaux de perse de son petit lit.

Telle fut l'éducation de Louis-Lycurgue, où ni les maîtres ni les matières ne firent défaut : et, sans doute, de ce qu'on

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