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Madarasz faisait le portrait de Myrza, une petite chienne havanaise que Giulia Grisi avait donnée à ma mère et dont Théophile Gautier a tracé un léger croquis dans sa Ménagerie

Intime :

Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle sort de son bain et n'a pas encore eu le temps de se rouler dans la poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux pulvérisateurs. C'est une bête d'une extrême douceur et qui n'a pas plus de fiel qu'une colombe. Rien de plus drôle que sa mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits clous de fauteuil et d'un petit nez qu'on prendrait pour une truffe du Piémont. Des mèches, frisées comme des peaux d'Astrakan, voltigent sur ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tantôt l'autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du monde en la faisant loucher comme un caméléon.

Chez Myrza, la nature imite l'artificiel avec une telle perfection que la petite bête semble sortir de la devanture d'un marchand de joujoux. A la voir, avec son ruban bleu et son grelot d'argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton et, quand elle aboie, on cherche si elle n'a pas un soufflet sous les pattes.

Il faut avouer d'ailleurs que Myzra était assez stupide et nous lui préférions Dash, l'affreux roquet, aussi spirituel que laid. Nous l'avions trouvé un matin dans la voiturette d'un vieux ramasseur de verre cassé, qui avait la triste mission de l'aller noyer parce qu'il s'était brisé une patte de devant. L'indignation et l'attendrissement furent unanimes à la maison, et on n'hésita pas à sauver la vie au jeune chien en l'adoptant. On ne parvint pas à raccommoder sa patte: elle resta flottante et trop courte, ce qui ne l'empêchait pas d'être gai et leste, excepté quand on prétendait lui enseigner quelques tours. Il faisait alors le pauvre chien boiteux, incapable de se traîner, et lançait des regards de reproches qui semblaient dire « Vous n'êtes vraiment pas raisonnables !... » Seulement, quand on s'était rendu à ses raisons, il se remettait à sauter et à courir sur ses trois pattes.

Dash avait l'intelligence très vive. Mon père lui trouvait << une physionomie grimacière étincelante d'esprit »>, et nous

étions persuadés qu'il comprenait tous les mots de la langue. On s'amusait à lui dire des choses flatteuses, qu'il écoutait avec complaisance, puis, sans quitter l'intonation caressante, des injures et des gronderies: aussitôt son nez se fronçait, il montrait les dents en faisant les plus drôles de mines. Il n'y avait pas moyen de le tromper au moindre mot désagréable, les protestations commençaient. Il s'essayait aussi à parler et faisait même de longs discours dans une langue inconnue, mais étonnamment expressive.

C'était surtout quand mon frère venait à Neuilly que l'éloquence de Dash atteignait son apogée. A n'en pas douter, il racontait au nouveau venu ce qui s'était passé à la maison depuis sa dernière visite: Toto s'intéressait, posait des questions, mettait en doute la vérité des narrations. Dash affirmait, se récriait, nous donnant le spectacle d'une scène impayable.

Mais, malgré tout son esprit, Dash n'était pas beau et ne tentait pas le pinceau des artistes; ils lui préféraient la mine fanfreluchée de la niaise Myrza.

Donc Madarasz faisait le portrait du bichon de la Havane, qui posait très bien, étant de nature peu remuante et ne différant guère d'un chien empaillé.

Nos après-midi, assez maussades quand le père était absent, 'égayaient de la présence du jeune Hongrois, dont le caractère était extrêmement agréable. Malgré l'élégance originale de son costume et sa figure charmante, on ne pouvait surprendre en lui aucune trace de fatuité. Il se plaisait, au contraire, à se déprécier lui-même, nous disant qu'il avait eu le nez cassé, l'œil crevé, les dents ébréchées, et c'était vrai : son nez déviait légèrement, un point rouge trouait la cornée d'un de ses yeux, et il avait une dent plus courte que les autres; mais il fallait être prévenu pour apercevoir ces légères tares qui n'altéraient en rien l'harmonie du visage. Madarasz rappelait aussi les mésaventures causées par son extrême timidité, une entrée fâcheuse dans un salon, devant un aréopage de jeunes filles, où il s'étalait par terre, le pied pris dans un rideau, entraînant un guéridon chargé de tasses. Il s'efforçait de triompher de cette honte de soi qui rend si gauche, mais n'y parvenait guère. J'avais imaginé, moi, un

moyen de vaincre la timidité ou du moins de la dissimuler, dont je révélai la malice au jeune peintre : c'était d'embarrasser les autres... Pour cela il suffisait de paraître, par un jeu de physionomie discret, remarquer dans la toilette d'une des personnes affrontées quelque incorrection grave : regarder avec insistance les chaussures, par exemple, rien ne déconcertait plus sûrement la victime. Cette méchante ruse avait aussi l'avantage de vous distraire de votre propre gêne, et par cela même de la supprimer.

par

Madarasz nous avait promis, aussitôt le portrait de Myrza terminé, d'illustrer les vitres de notre chambre par un procédé qui assurait de très jolis effets. Un fort beau vitrail, ayant servi de modèle à celui commandé le Sultan pour un de ses kiosques d'été, offert ensuite à mon père par les artistes qui l'avaient peint, ornait notre salon depuis quelque temps il était placé au-dessus de la cheminée, couvrant la glace sans tain qui donnait sur la cour. Le dessin figurait un léger portique; deux colonnettes rouges et jaunes portaient l'arceau découpé et, au centre, dans un disque pourpre, transparaissait, couleur d'or, le nom de Théophile Gautier, écrit en caractères turcs.

Les métamorphoses de la lumière à travers ces teintes de pierreries communiquaient au salon un aspect mystérieux, un recueillement, une somptuosité qui nous charmaient; nous aurions voulu quelque chose d'analogue, et voilà que Madarasz, précisément, pouvait réaliser une adroite imitation de vitraux !

La fenêtre de notre chambrette était juste au-dessus de la glace sans tain du salon, tout près de l'angle formé par la maison et le grand mur tapissé de lierre; des branches s'étaient allongées, tapissaient le coin de la maison et encadraient notre fenêtre : c'était pittoresque et romantique, mais cela nous prenait du jour. Quand les nuances du prisme eurent fleuri les vitres, on n'y voyait plus clair du tout. Cela importait peu, puisque c'était beau, et qu'en passant le seuil on croyait entrer dans une chapelle. J'avais appris, en regardant faire le jeune peintre, en l'aidant un peu, la façon d'exécuter cette ornementation et j'ai gardé longtemps la manie — je l'ai même encore· d'enjoliver ainsi mes croisées.

Madarasz n'était pas le seul Hongrois qui fréquentait à Neuilly. Théophile Gautier avait fait en Russie la connaissance du peintre Zichy. Souvent, de passage à Paris, Zichy nous rendait visite. Il avait même prié mon père de donner l'hospitalité à quelques-unes de ses aquarelles, au sortir d'une exposition; elles décorèrent notre salle à manger où nos tableaux s'étaient serrés pour leur faire place: trois grandes natures mortes des bêtes saignant sur la neige et deux tableaux de genre. Mon père avait présenté ces œuvres au public avant de les accueillir chez lui, où il les eut pendant plusieurs années sous les yeux :

Tout récemment, l'exposition du boulevard Italien s'est enrichie de plusieurs aquarelles de Zichy, un peintre hongrois, dont la réputation s'est faite à Saint-Pétersbourg, et qui ne se trouve nullement dépaysé à Paris entre tous ces purs échantillons de l'art français. Zichy possède un talent souple et varié qui ne s'enferme pas dans une spécialité étroite. A voir son Renard, son Loup et son Lynx, on pourrait le prendre pour un animalier de profession, tant sa connaissance des bêtes est approfondie. Il est difficile de mettre plus de finesse dans une tête de renard. Tout mort qu'il est et couché sur la neige, le spirituel animal semble encore méditer une ruse suprême. Un rictus plein de rage fait grimacer la tête du lynx. Quant au loup, son museau stoïque exprime l'endurcissement des vieux scélérats, il a perdu la partie et la paye avec sa peau. Ces trois natures mortes sont traitées avec une science, une largeur et une liberté des plus remarquables.

La Fin du souper est une composition pleine d'esprit et de mouvement. Des fats surannés lutinent des courtisanes, inter pocula, sous des costumes du XVIe siècle, et se font railler par elles. Cette aquarelle, d'un coloris un peu anglais et d'un fini précieux, forme le contraste le plus frappant avec les Profanateurs de tombes, une sépia sinistre où des voleurs arrachent l'anneau nuptial du doigt d'une jeune morte dont ils viennent d'ouvrir le cercueil. Ce groupe monstrueux, accroupi parmi la terre remuée autour de la fosse béante, éclairé par une lueur de lanterne sourde, au milieu de ce cimetière hérissé de monuments fantasmatiques, ne serait pas indigne de Delacroix, et pourtant Zichy n'a jamais vu un tableau de ce grand maître.

A Pétersbourg, Zichy était un des fondateurs de la curieuse société des Vendrediens, dont mon père avait fait partie durant

son séjour en Russie. Cette société se réunissait tous les vendredis chaque sociétaire recevait à son tour ses autres collègues. Du papier, des couleurs, des crayons et des pinceaux étaient préparés, et, tout le monde se mettant au travail, on improvisait, chacun selon sa fantaisie, un dessin, une sépia ou une aquarelle. Tout en crayonnant et en peignant, on mangeait et l'on buvait ce que l'amphitryon était en mesure d'offrir des truffes et du champagne, si l'on était chez un prince; des pommes de terre et de la « piquette de SaintPétersbourg >>, comme disait mon père, si l'on se trouvait chez quelque jeune artiste. A la fin de la soirée, toutes les œuvres étaient réunies et vendues le lendemain même à quelque marchand qui les payait fort bien. On formait ainsi, en l'accroissant chaque vendredi, un capital dont l'emploi était réservé à aider les Vendrediens, dans les quelques moments difficiles auxquels chaque artiste est exposé par profession. A part le comité de la société, à qui tous pouvoirs étaient donnés, personne ne savait le chiffre de la somme remise, et moins encore le nom de la personne qui la

recevait.

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Théophile Gautier s'efforça de fonder à Paris une société analogue à celle-là. Sa proposition avait été accueillie par les artistes avec enthousiasme, et cependant le projet n'aboutit pas.

Un autre Hongrois, un virtuose du violon, Remenyi, qui faisait une tournée triomphale, fut aussi, pendant quelque temps, un assidu des jeudis. Mon père l'appréciait beaucoup, et Remenyi se prodiguait pour lui, nous donnait de superbes concerts auxquels tous nos amis étaient heureux d'assister. Une fois même, Berlioz, curieux d'entendre l'artiste hongrois, fut des nôtres; Remenyi se surpassa et Théophile Gautier a fixé le souvenir de cette intéressante soirée :

L'autre soir, dans la libre intimité d'une réunion amicale, nous avons entendu le violoniste hongrois Remenyi. C'est un homme d'aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, pardessus le pantalon, de bottes nationales. Comme Liszt il a son Hermann, son Puzzi, l'élève de prédilection qui l'accompagne, une sorte de page aux cheveux blonds, dont le type rappelle les dessins de Valerio. Dans le repos de la causerie à laquelle il participait avec une

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