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davantage à l'ascendant de Maguelonne et de la camériste continuellement il leur échappait, et, en dépit des ordres et des menaces, s'enfuyait dans le parc où on le retrouvait les vêtements en lambeaux, la tête au soleil et les pieds dans quelque mare.

Mais, au jour que nous voulons dire, il advint que, ayant avisé deux poules grasses enfermées dans une cage en vue de la collation du lendemain, il s'en approcha sournoisement, tira la porte de leur prison et leur rendit la clef des champs; et comme mademoiselle Séraphine, indignée, l'en reprenait vertement et même levait la main contre lui, il se jeta sur elle et la mordit gravement au bras. Sur quoi, mademoiselle Séraphine alla se plaindre à la marquise Olympe qui, fronçant ses beaux sourcils, ordonna qu'on amenât devant elle le coupable. Il apparut, les souliers crottés et défaits, un bas tombant sur les talons, la culotte trouée, une manche de l'habit arraché et les cheveux dépeignés. La marquise le toisa sévèrement et lui remontra sa faute; il répondait brièvement, d'un ton à la fois hardi et défiant. Le front chargé de nuages, elle le congédia, après une demi-heure d'exhortations, en lui disant avec sécheresse :

Mon fils, vous n'êtes pas un gentilhomme, et, si vous persévérez, il y a fort à douter que vous en deveniez un.

L'enfant se retira, bouche close, et sans que sa mère eût prêté attention à sa pâleur. Mais, peu de secondes après, des cris perçants traversaient le château. Quelle que fût son impassibilité, la marquise elle-même quittait son fauteuil et se précipitait vers le vestibule où un spectacle inattendu l'arrêta : entre les bras de Maguelonne éperdue, le jeune vicomte gisait à terre, la poitrine ensanglantée; une de ses petites mains étreignait encore un canif dont il venait de se frapper, tandis qu'affolée, mademoiselle Séraphine courait de-ci et de-là, cherchant, elle ne savait où, de quoi étancher le sang qui ruisselait. A l'aspect de sa mère, le jeune Louis-Lycurgue balbutia :

Madame, j'ai cru qu'il valait mieux pour vous n'avoir point de fils qu'un qui ne fût point gentilhomme. Veuillez m'excuser de n'avoir pas réussi.

Il disait « Z'ai pensé », et ne savait point encore prononcer les R.

Madame Olympe ne répondit rien, mais ses beaux yeux se voilèrent d'une buée et elle prit l'enfant sur ses genoux, très doucement, tandis que mademoiselle Séraphine, les doigts tremblants, préparait une bande de drap fin et que Maguelonne y versait, outre ses larmes, quelques gouttes de baume de Syrie, propre à cicatriser les blessures.

Tel fut l'accident à la suite duquel le soir même, après souper, avant que M. de Migurac eût ouvert quelqu'une de ses brochures, la marquise la pria de lui donner un instant d'entretien, et, tout d'une haleine, lui conta l'indiscipline de Louis-Lycurgue, ses violences, ses propos décousus touchant les génies et les fées, qu'il ne faisait point la révérence et ignorait l'art de baiser la main, qu'il avait fait évader deux poules et attenté lui-même à ses jours. Pendant ce récit M. de Migurac semblait la proie d'un vif émoi et pâlissait et rougissait tour à tour.

La marquise conclut en ces termes :

Si votre sentiment s'accorde avec le mien, cet enfant n'a point une nature vicieuse, mais son humeur est fougueuse, intempérante et mérite d'être contenue. J'estime donc qu'il y a urgence, de crainte qu'il ne grandisse pour des errements plus fâcheux, à régler le plan de son éducation.

Le marquis ayant approuvé, la conversation se poursuivit. Bientôt les résultats en devinrent sensibles, et ils furent que, mademoiselle Séraphine demeurant confinée dans ses fonctions de camériste, et Maguelonne promue à la lingerie, Louis-Lycurgue passa des mains des femmes dans celles des hommes. A sa personne fut attaché le jeune Gilles, garçon de bonne mine et de probité, qui, depuis deux ans, aidait au service de table; et Pierre-Antoine, qui jadis avait fait campagne sous le maréchal de Villars et qui, depuis vingtcinq ans, avait le soin des chevaux et de la carrosserie à Migurac, reçut en plus la tâche de le perfectionner dans l'équitation et le métier des armes. Troisièmement, il fut décrété qu'en remplacement de l'abbé Baguelinier, qui, à cause de son grand âge, avait exprimé le vœu de se retirer dans un petit bien de Languedoc, l'office d'aumônier serait confié à un ecclésiastique qui serait propre, en même temps, à enseigner au jeune vicomte les belles-lettres et tout ce dont il con

vient qu'un gentilhomme soit instruit. Sur la recommandation de Monseigneur de Condom, à qui le marquis s'ouvrit de son dessein, cette charge fut confiée à M. Joineau, qui précisément alors sortait du séminaire, riche en science, mais peu pourvu d'espèces sonnantes, d'ailleurs amène, grassouillet et de bonne compagnie.

De plus, désireux de ne rien épargner afin de parfaire l'éducation de son fils, le marquis mit une chaleur inaccoutumée à démontrer à son épouse qu'une telle tâche ne devait point être abandonnée exclusivement à des mains mercenaires, fussentelles même ecclésiastiques. Invoquant les opinions de plusieurs écrivains anciens et corroborant ses dires de citations extraites de l'Écriture Sainte, il réussit à convaincre la marquise qui, à l'égal des convenances de son rang, respectait les préceptes de la religion et son devoir d'obéissance conjugale. Cédant à l'insistance de son époux, elle accepta donc de consacrer quotidiennement une demi-heure de son loisir à polir son fils dans l'art des bonnes manières. Et, d'autre part, le marquis, questionné sur le rôle qu'il se réservait à luimême, lui répondit qu'il essayerait avec l'aide de la nature de former la raison et le cœur de l'enfant, à quoi sans doute nul n'aurait songé. La marquise ne comprit point, et, par suite, ne fit pas d'objection.

C'est ainsi qu'à partir de sa sixième année, Louis-Lycurgue fut comblé des leçons et des soins les plus variés. Tandis que Gilles et Pierre-Antoine se partageaient ce qui touchait le développement de son corps, le soin de l'éduquer en lettres et religion revenait à M. Joineau, licencié ès arts et en théologie, la marquise elle-même lui inculquait les préceptes qui conviennent à un gentilhomme, et M. de Migurac, plus ambitieux, s'efforçait par surcroît de faire de lui véritablement un homme.

De quelle façon cette éducation ainsi départie fut effectivement distribuée, il n'est point hors de propos de donner ici un sommaire aperçu, remettant à plus tard d'en exposer les résultats.

III

DE L'ÉDUCATION QUI FUT DONNÉE A LOUIS LYCURGUE

Les cahiers de l'abbé Joineau qui, autant que les écrits de M. de Migurac, forment le fond de cette histoire authentique, contiennent comme il est concevable force renseignements relatifs aux études juvéniles de Louis-Lycurgue et surtout aux rapports qu'il entretint avec son menin. Frais émoulu du séminaire et désireux de complaire à son protecteur, Monsieur de Condom, autant qu'à son seigneur le marquis de Migurac, l'abbé eût volontiers fait de son élève le récipient de toute science, et nous le voyons inscrire au programme de ses cours non seulement la religion et les belle:-lettres latines, principe ordinaire de toute éducation, mais encore le grec, les langues étrangères, l'histoire ancienne et moderne, les mathématiques, la physique, l'alchimie, l'astronomie, la géographie, l'anatomie et même la philosophie.

Gardons-nous de croire néanmoins qu'en la jeune tête de Louis-Lycurgue une telle montagne de connaissance se soit accumulée. Modeste d'ailleurs et véridique, l'abbé Joineau ne paraît pas avoir été entièrement exempt de toute faiblesse humaine, et il est douteux si au séminaire de Condom le savoir qu'il amassa fut tant encyclopédique. Mais l'eût-il été, il appert qu'il aurait eu peine à en faire profiter son élève. Il est manifeste en effet qu'autant le caractère de l'abbé était doux, conciliant et facile à contenter, autant celui de son pupille se montrait difficile et impatient, souffrait peu la contrainte et se rebellait à toute application soutenue. Or, aussi bien que sa propre inclination, le souci de son intérêt temporel engagea l'abbé Joineau à ne point s'obstiner à faire un grand clerc de Louis-Lycurgue. C'est ce que lui-même nous laisse fort bien entendre dans un passage de ses mémoires.

Ayant un jour indiqué au vicomte pour qu'il l'apprît par cœur, un beau fragment de l'oraison Pro Archia poeta, propre à lui former le goût et le sens de la belle latinité, il dut se

convaincre le lendemain qu'au lieu d'accomplir sa tâche le jeune gentilhomme avait passé tout son loisir à se battre avec les petits manants du village; sur quoi, cette faute ne lui étant que trop coutumière, l'abbé se saisit d'une règle et voulut lui en donner sur les doigts. Mais Louis-Lycurgue, fort leste et délibéré, empoigna le morceau de bois, le brisa en deux, lui en jeta les morceaux à la figure et, avant qu'il fût revenu de sa surprise, avait gagné la porte et en avait tourné la clef derrière lui. Le premier mouvement de l'abbé fut d'appeler au secours et de porter plainte à la marquise, qui, respectueuse de l'Église et de l'autorité, eût durement châtié le mutin. Il n'en fit rien cependant, pour plusieurs raisons qu'il nous expose :

<< Premièrement, dit-il, il me parut messéant d'attirer une punition rigoureuse sur un jeune gentilhomme plein de cœur, coupable de légèreté plus que de malice et qui, rétif et irritable, eût été susceptible de conserver de ce traitement trop d'amertume; deuxièmement, je conçus que madame la marquise, mise au fait de ce démêlé, ne manquerait point de me taxer de faiblesse et voudrait peut-être me remplacer auprès de son fils par un autre précepteur, et j'estimai possible que celui-ci fût animé de moins bonnes intentions, tandis que je me verrais moi-même contraint de rechercher quelque fonction moins conforme à mes talents. Ainsi, ayant réfléchi, au lieu de crier au laquais, je m'approchai de la fenêtre afin de respirer l'air embaumé de la campagne et d'attendre qu'il plût au jeune espiègle de me délivrer. »

Ces réflexions, que nous avons rapportées encore qu'elles ne datent point des premiers mois que l'abbé vécut au château, mais d'une époque un peu postérieure, jettent une lumière exacte sur les relations de M. Joineau et de son élève. Considérant qu'il n'importait point qu'un marquis eût la science d'un bénédictin, l'abbé ne mit pas de cruauté à réprimer l'humeur turbulente de son élève. A certains jours où quelque démon agitait trop visiblement l'esprit de Louis-Lycurgue, c'était M. Joineau lui-même qui l'engageait à prendre un peu de repos, à feuilleter des gravures ou à se récréer d'une promenade dans le parc. Cependant, consciencieux et se rappelant qu'il était gagé pour faire œuvre scientifique, il se 1er Mai 1903

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