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II

PREMIÈRES ANNÉES DE LOUIS-LYCURGUE

Selon des conjectures plausibles, la première enfance de Louis-Lycurgue ne fut point féconde en prodiges. Il va sans dire qu'en faisant cette affirmation nous négligeons les bavardages de Maguelonne, qui, ainsi qu'il convient à une nourrice, réputait son Lulu le plus merveilleux poupon du monde et ne tarissait point en éloges quant à son esprit et ses grâces physiques. Sur ce thème, contre la coutume, elle n'avait point pour rivale la propre mère de Louis-Lycurgue: car madame Olympe entretenait un cœur à tel point émondé et judicieu– sement réglé que l'illusion maternelle même n'y croissait point en herbes folles. Mais, par une exception assez rare pour être notée, c'était le marquis de Migurac lui-même qui semblait plus disposé à voir dans monsieur son fils un objet extraordinaire. Il s'attardait de longues heures à le contempler avec une attention émerveillée, et, quand par hasard ils se trouvaient seuls, il lui arrivait de prendre l'enfant entre ses bras et de lui tenir un mystérieux langage dont celui-ci sans doute avait le secret puisqu'il souriait. Les moindres malaises du jeune vicomte affectaient incroyablement son père: le marquis souffrait avec lui dans ses coliques; l'un avait la poitrine oppressée quand l'autre toussait; et ce ne fut que par un effort méritoire de volonté qu'il put se rendre à Bordeaux où l'appelait une affaire urgente dans le moment où LouisLycurgue eut la coqueluche. Cette tendresse particulière, encore que M. de Migurac la dissimulât par une sorte de pudeur, éclatait aux yeux de tous, et volontiers répétait-on au château qu'en son père l'enfant avait véritablement une mère, et, en sa mère, son père.

Quoi qu'il en soit, Louis-Lycurgue fit sa croissance aisément et comme qui veut vivre. Riche de cœur et de corsage, Maguelonne, dix-huit mois durant, ne lui ménagea pas les trésors de son sein et de son affection. Ainsi passa-t-il sans encombre cette période chanceuse de son existence ter

restre et sans qu'il fallût requérir les soins de maître Petin qui dans le village cumulait les emplois de chirurgien, de médecin, de barbier et d'écrivain public. Louis-Lycurgue téta avec énergie et voracité, n'eut point de fièvres malignes ni de convulsions, perça sa première dent à six mois et n'attendit point d'avoir révolu ses douze mois pour errer sur ses propres jambes d'un pas mal assuré, mais téméraire, par les antichambres et les allées. Ces marques de précocité engendrèrent, comme de juste, une vanité manifeste chez Maguelonne, qui en attribuait le mérite à son lait plus volontiers qu'au sang des Migurac.

Le moral du jeune vicomte se développa, ainsi qu'il arrive, moins promptement que sa personne physique. Cependant, de bonne heure, il manifesta des instincts que le psychologue ne saurait négliger. Les hurlements furieux dont il déclarait son impatience de prendre le sein se doivent interpréter non seulement comme le témoignage de la violence de son appétit, mais comme un signe de l'intensité de ses passions: il est notable, en effet, que si le retard se prolongeait au delà de certaines limites, lorsque enfin Maguelonne apitoyée lui présentait l'objet désiré, au lieu de s'y jeter goulûment comme la plupart des nourrissons, il la repoussait et la griffait avec rage, démontrant ainsi que sa colère n'était point seulement de faim exaspérée, mais d'orgueil outragé.

Dans sa conduite avec ses jouets, on remarquerait sans peine peu de constance et quelque chose d'un caractère également lunatique et impérieux. Au premier anniversaire de sa naissance, le chevalier de Condras lui offrit une superbe poupée d'Allemagne, amenée à grand frais et vraie manière de chef-d'œuvre. Il la salua dès l'abord par des gloussements d'enthousiasme, n'eut de cesse qu'il n'en eût fourré les deux pieds dans sa bouche, et exigea, pour s'endormir, qu'elle partageât sa bercelonnette. Mais, deux jours après, Maguelonne, hypocrite, la lui ayant offerte alors qu'il attendait d'elle un autre office, il la rejeta au loin de toute la force de son petit bras et dès lors s'épandit en hurlements à chaque fois qu'il put l'entrevoir.

Malaisément pouvait-on prévoir, la veille, quel divertissement lui serait agréable au matin. En général il était enclin

à désirer ce qui n'était point à sa portée, et son désir, sitôt contenté, s'évanouissait. Ayant longtemps convoité un ruban de cou qui parait le sein de mademoiselle Séraphine, il en reçut l'hommage quand il fut défraîchi; mais, après cinq minutes de possession, il le rejeta dédaigneusement et même le souilla de la façon la plus offensante. De toutes les passions de son enfance, l'on peut même dire qu'une seule ne s'étei– gnit point, à savoir son admiration pour les rayons du soleil : car jamais on ne put les lui mettre en main, malgré ses efforts pour saisir de ses petits doigts les poussières étincelantes qu'il voyait y danser. Il n'eût donc pas été téméraire de conjecturer dès ses jeunes ans qu'il poursuivrait dans la vie le rêve et la chimère et que toute réalité atteinte lui semblerait méprisable.

On peut remarquer que Louis-Lycurgue n'était pas plus constant pour les personnes que pour les choses. De tout le domestique du château empressé à le servir, nul n'avait deux jours de suite le même accueil; Maguelonne elle-même connaissait des heures de disgrâce, et souvent madame Olympe n'était pas épargnée par ses imprécations aux instants où elle avait coutume de visiter son appartement. A tout peser, dans l'humanité, il n'était guère qu'un visiteur dont presque toujours il subit l'approche avec joie. C'était un sujet d'étonnement pour ceux qui avaient éprouvé son humeur capricieuse de le voir demeurer parfois une demi-heure à gazouiller en face du marquis son père, qui le considérait, pensif, sans

dire mot.

Parmi les autres traits précoces de son caractère on notera une vigueur incontestable de volonté. Aussi rapidement cessait-il d'apprécier une chose obtenue, aussi fortement la voulait-il tant qu'il la voulait. De cette énergie je donnerai une preuve curieuse à l'âge de quinze mois, il se piqua jusqu'au sang avec une épingle et ne dit mot, sachant que l'épingle lui serait enlevée ; et Maguelonne ne connut sa blessure qu'au sang qui souillait sa robe, et elle dut employer la violence pour lui ravir l'objet traître et adoré, qu'il serrait dans son petit poing fermé qui saignait.

De même il est visible qu'il eut de bonne heure l'amour des choses brillantes et un certain sens de la beauté. Quelque

déconcertante que fût son humeur, ses faveurs se portaient de préférence aux visages avenants, aux étoffes soyeuses, aux objets de métal; plus d'un des sourires où peut-être madame Olympe crut discerner le premier indice d'une affection filiale alla vers le médaillon de diamant dont volontiers elle parait son corsage. Quand on le promenait dans son petit chariot, il se renversait en arrière avec persistance, et il semblait que ce fût moins par fatigue que pour être en face du ciel bleu qu'il contemplait rêveur en bavant.

On multiplierait à plaisir le nombre de ces détails. Il ne nous paraît point utile d'en poursuivre la collection, car peutêtre nous serait-il objecté que des remarques analogues et d'autres fort opposées s'appliquent à tous les nouveau-nés, et que, une telle méthode admise, il n'est nul homme dont le caractère, quel qu'il soit, ne puisse paraître tracé dès son enfance, selon les faits qu'il plaît d'y relever.

Nous nous bornerons donc à déclarer que parmi les nombreux témoignages qui nous ont été transmis sur la première jeunesse de Louis-Lycurgue, nous avons cru devoir retenir ceux qui nous ont semblé correspondre en quelque mesure avec l'homme qu'il devint ultérieurement, réservant comme en dehors de notre sujet la grave question des rapports philosophiques qui unissent l'enfance à l'âge adulte. Et nous n'insisterons pas davantage sur cette histoire puérile dont les péripéties n'ont guère varié depuis qu'il y a des nourrissons qui apprennent à vivre. Qu'il nous suffise d'indiquer, en forme de conclusion, qu'à l'âge de cinq ans Louis-Lycurgue était un enfant bien venu et de bonne apparence. De madame sa mère, il tenait le visage régulier, le teint mat et chaud, les cheveux bruns, une bouche vermeille dont les lèvres étaient un tantinet renflées; et de son père il avait la finesse des traits, les yeux très bleus et un sourire d'une douceur tendre qui laissait briller ses dents menues, blanches et bien plantées. Droit et fort pour son âge, solidement campé sur ses petites jambes, il était plaisant à voir; un air de santé et de franchise éclairait son regard qui jaillissait tout droit, paupières levées, et rehaussait la façon alerte dont il bondissait dans le parc, en vain poursuivi par Maguelonne grondeuse, fière et essouillée.

C'est avant qu'il eût parfait ses six ans que la marquise eut avec son époux un entretien important au sujet de l'éducation de leur fils.

Jusque-là, selon l'usage, cette matière avait été confiée aux seuls soins de Maguelonne et de ses pareilles au château. Encore que la marquise Olympe ne sût maintes fois que faire de son temps, elle avait été trop noblement élevée pour ignorer qu'une femme de qualité déroge à soigner un enfant en bas âge. Elle se contentait donc d'embrasser son fils matin et soir, de le rencontrer trois fois par jour en passant dans corridor ou dans une allée, et de le faire fouetter devant elle aux grandes occasions, consacrant ses journées à rendre visite, dans l'antique carrosse de Migurac, aux châteaux du voisinage, ou réfugiée dans ses appartements, travaillant au métier, brodant au tambour, et se faisant lire des traités de piété ou de généalogie.

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Quant au marquis, concentré dans le souci de faire valoir ses domaines et de réparer, au moyen de négociations laborieuses, le délabrement où son père avait laissé son bien, et au surplus volontiers absorbé dans ses lectures philosophiques et ses songeries, il ne trouvait point, malgré ses principes, le temps de veiller sur son fils, et sa timidité le retenait de montrer à la marquise combien il souhaitait qu'elle s'en occupât.

Ainsi Louis-Lycurgue avait crû sous la seule férule de Maguelonne, assistée, parfois, de mademoiselle Séraphine, et c'étaient elles qui avaient formé son intelligence naissante. Ses connaissances scientifiques étaient restreintes. Il connaissait imparfaitement ses lettres, avait appris son Pater et deux ou trois chants liturgiques, et possédait parfaitement, sans qu'on le lui eût enseigné, le langage des manants et des fragments de refrains poissards. Il avait, de plus, la tête meublée d'une infinité d'histoires de fées, de sorciers et de génies, et les enchevêtrait singulièrement à la réalité, au hasard d'une imagination qui promettait d'être riche. Les nuages, les arbres, les sources s'animaient autour de lui. Un monde de chimères l'environnait, et tour à tour le charmait, l'exaltait, lui inspirait des jeux, des ardeurs, des effrois inattendus. Il s'y réfugiait d'autant plus volontiers que son caractère se dérobait

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