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à désirer ce qui n'était point à sa portée, et son désir, sitôt contenté, s'évanouissait. Ayant longtemps convoité un ruban de cou qui parait le sein de mademoiselle Séraphine, il en reçut l'hommage quand il fut défraîchi; mais, après cinq minutes de possession, il le rejeta dédaigneusement et même le souilla de la façon la plus offensante. De toutes les passions de son enfance, l'on peut même dire qu'une seule ne s'éteignit point, à savoir son admiration pour les rayons du soleil : car jamais on ne put les lui mettre en main, malgré ses efforts pour saisir de ses petits doigts les poussières étincelantes qu'il voyait y danser. Il n'eût donc pas été téméraire de conjecturer dès ses jeunes ans qu'il poursuivrait dans la vie le rêve et la chimère et que toute réalité atteinte lui semblerait méprisable.

On peut remarquer que Louis-Lycurgue n'était pas plus constant pour les personnes que pour les choses. De tout le domestique du château empressé à le servir, nul n'avait deux jours de suite le même accueil; Maguelonne elle-même connaissait des heures de disgrâce, et souvent madame Olympe n'était pas épargnée par ses imprécations aux instants où elle avait coutume de visiter son appartement. A tout peser, dans l'humanité, il n'était guère qu'un visiteur dont presque toujours il subit l'approche avec joie. C'était un sujet d'étonnement pour ceux qui avaient éprouvé son humeur capricieuse de le voir demeurer parfois une demi-heure à gazouiller en face du marquis son père, qui le considérait, pensif, sans dire mot.

Parmi les autres traits précoces de son caractère on notera une vigueur incontestable de volonté. Aussi rapidement cessait-il d'apprécier une chose obtenue, aussi fortement la voulait-il tant qu'il la voulait. De cette énergie je donnerai une preuve curieuse à l'âge de quinze mois, il se piqua jusqu'au sang avec une épingle et ne dit mot, sachant que l'épingle lui serait enlevée; et Maguelonne ne connut sa blessure qu'au sang qui souillait sa robe, et elle dut employer la violence pour lui ravir l'objet traître et adoré, qu'il serrait dans son petit poing fermé qui saignait.

De même il est visible qu'il eut de bonne heure l'amour des choses brillantes et un certain sens de la beauté. Quelque

déconcertante que fût son humeur, ses faveurs se portaient de préférence aux visages avenants, aux étoffes soyeuses, aux objets de métal; plus d'un des sourires où peut-être madame Olympe crut discerner le premier indice d'une affection filiale alla vers le médaillon de diamant dont volontiers elle parait son corsage. Quand on le promenait dans son petit chariot, il se renversait en arrière avec persistance, et il semblait que ce fût moins par fatigue que pour être en face du ciel bleu qu'il contemplait rêveur en bavant.

On multiplierait à plaisir le nombre de ces détails. Il ne nous paraît point utile d'en poursuivre la collection, car peutêtre nous serait-il objecté que des remarques analogues et d'autres fort opposées s'appliquent à tous les nouveau-nés, et que, une telle méthode admise, il n'est nul homme dont le caractère, quel qu'il soit, ne puisse paraître tracé dès son enfance, selon les faits qu'il plaît d'y relever.

Nous nous bornerons donc à déclarer que parmi les nombreux témoignages qui nous ont été transmis sur la première. jeunesse de Louis-Lycurgue, nous avons cru devoir retenir ceux qui nous ont semblé correspondre en quelque mesure avec l'homme qu'il devint ultérieurement, réservant comme en dehors de notre sujet la grave question des rapports philosophiques qui unissent l'enfance à l'âge adulte. Et nous n'insisterons pas davantage sur cette histoire puérile dont les péripéties n'ont guère varié depuis qu'il y a des nourrissons qui apprennent à vivre. Qu'il nous suffise d'indiquer, en forme de conclusion, qu'à l'âge de cinq ans Louis-Lycurgue était un enfant bien venu et de bonne apparence. De madame sa mère, il tenait le visage régulier, le teint mat et chaud, les cheveux bruns, une bouche vermeille dont les lèvres étaient un tantinet renflées; et de son père il avait la finesse des traits, les yeux très bleus et un sourire d'une douceur tendre qui laissait briller ses dents menues, blanches et bien plantées. Droit et fort pour son âge, solidement campé sur ses petites jambes, il était plaisant à voir; un air de santé et de franchise éclairait son regard qui jaillissait tout droit, paupières levées, et rehaussait la façon alerte dont il bondissait dans le parc, en vain poursuivi par Maguelonne grondeuse, fière

et essouillée.

C'est avant qu'il eût parfait ses six ans que la marquise eut avec son époux un entretien important au sujet de l'éducation de leur fils.

Jusque-là, selon l'usage, cette matière avait été confiée aux seuls soins de Maguelonne et de ses pareilles au château. Encore que la marquise Olympe ne sût maintes fois que faire de son temps, elle avait été trop noblement élevée pour ignorer qu'une femme de qualité déroge à soigner un enfant en bas âge. Elle se contentait donc d'embrasser son fils matin et soir, de le rencontrer trois fois par jour en passant dans un corridor ou dans une allée, et de le faire fouetter devant elle aux grandes occasions, consacrant ses journées à rendre visite, dans l'antique carrosse de Migurac, aux châteaux du voisinage, ou réfugiée dans ses appartements, travaillant au métier, brodant au tambour, et se faisant lire des traités de piété ou de généalogie.

Quant au marquis, concentré dans le souci de faire valoir ses domaines et de réparer, au moyen de négociations laborieuses, le délabrement où son père avait laissé son bien, et au surplus volontiers absorbé dans ses lectures philosophiques et ses songeries, il ne trouvait point, malgré ses principes, le temps de veiller sur son fils, et sa timidité le retenait de montrer à la marquise combien il souhaitait qu'elle s'en occupât.

Ainsi Louis-Lycurgue avait crû sous la seule férule de Maguelonne, assistée, parfois, de mademoiselle Séraphine, et c'étaient elles qui avaient formé son intelligence naissante. Ses connaissances scientifiques étaient restreintes. Il connaissait imparfaitement ses lettres, avait appris son Pater et deux ou trois chants liturgiques, et possédait parfaitement, sans qu'on le lui eût enseigné, le langage des manants et des fragments de refrains poissards. Il avait, de plus, la tête meublée d'une infinité d'histoires de fées, de sorciers et de génies, et les enchevêtrait singulièrement à la réalité, au hasard d'une imagination qui promettait d'être riche. Les nuages, les arbres, les sources s'animaient autour de lui. Un monde de chimères l'environnait, et tour à tour le charmait, l'exaltait, lui inspirait des jeux, des ardeurs, des effrois inattendus. Il s'y réfugiait d'autant plus volontiers que son caractère se dérobait

davantage à l'ascendant de Maguelonne et de la camériste : continuellement il leur échappait, et, en dépit des ordres et des menaces, s'enfuyait dans le parc où on le retrouvait les vêtements en lambeaux, la tête au soleil et les pieds dans quelque mare.

Mais, au jour que nous voulons dire, il advint que, ayant avisé deux poules grasses enfermées dans une cage en vue de la collation du lendemain, il s'en approcha sournoisement, tira la porte de leur prison et leur rendit la clef des champs; et comme mademoiselle Séraphine, indignée, l'en reprenait vertement et même levait la main contre lui, il se jeta sur elle et la mordit gravement au bras. Sur quoi, mademoiselle Séraphine alla se plaindre à la marquise Olympe qui, fronçant ses beaux sourcils, ordonna qu'on amenât devant elle le coupable. Il apparut, les souliers crottés et défaits, un bas tombant sur les talons, la culotte trouée, une manche de l'habit arraché et les cheveux dépeignés. La marquise le toisa sévèrement et lui remontra sa faute; il répondait brièvement, d'un ton à la fois hardi et défiant. Le front chargé de nuages, elle le congédia, après une demi-heure d'exhortations, en lui disant avec sécheresse :

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Mon fils, vous n'êtes pas un gentilhomme, et, si vous persévérez, il y a fort à douter que vous en deveniez un.

L'enfant se retira, bouche close, et sans que sa mère eût prêté attention à sa pâleur. Mais, peu de secondes après, des cris perçants traversaient le château. Quelle que fût son impassibilité, la marquise elle-même quittait son fauteuil et se précipitait vers le vestibule où un spectacle inattendu l'arrêta : entre les bras de Maguelonne éperdue, le jeune vicomte gisait à terre, la poitrine ensanglantée; une de ses petites mains. étreignait encore un canif dont il venait de se frapper, tandis qu'affolée, mademoiselle Séraphine courait de-ci et de-là, cherchant, elle ne savait où, de quoi étancher le sang qui ruisselait. A l'aspect de sa mère, le jeune Louis-Lycurgue balbutia :

Madame, j'ai cru qu'il valait mieux pour vous n'avoir point de fils qu'un qui ne fût point gentilhomme. Veuillez m'excuser de n'avoir pas réussi.

Il disait : « Z'ai pensé », et ne savait point encore prononcer les R.

Madame Olympe ne répondit rien, mais ses beaux yeux se voilèrent d'une buée et elle prit l'enfant sur ses genoux, très doucement, tandis que mademoiselle Séraphine, les doigts tremblants, préparait une bande de drap fin et que Maguelonne y versait, outre ses larmes, quelques gouttes de baume de Syrie, propre à cicatriser les blessures.

Tel fut l'accident à la suite duquel le soir même, après souper, avant que M. de Migurac eût ouvert quelqu'une de ses brochures, la marquise la pria de lui donner un instant d'entretien, et, tout d'une haleine, lui conta l'indiscipline de Louis-Lycurgue, ses violences, ses propos décousus touchant les génies et les fées, qu'il ne faisait point la révérence et ignorait l'art de baiser la main, qu'il avait fait évader deux poules et attenté lui-même à ses jours. Pendant ce récit M. de Migurac semblait la proie d'un vif émoi et pâlissait et rougissait tour à tour.

La marquise conclut en ces termes :

Si votre sentiment s'accorde avec le mien, cet enfant n'a point une nature vicieuse, mais son humeur est fougueuse, intempérante et mérite d'être contenue. J'estime donc qu'il y a urgence, de crainte qu'il ne grandisse pour des errements plus fâcheux, à régler le plan de son éducation.

Le marquis ayant approuvé, la conversation se poursuivit. Bientôt les résultats en devinrent sensibles, et ils furent que, mademoiselle Séraphine demeurant confinée dans ses fonctions de camériste, et Maguclonne promue à la lingerie, Louis-Lycurgue passa des mains des femmes dans celles des hommes. A sa personne fut attaché le jeune Gilles, garçon de bonne mine et de probité, qui, depuis deux ans, aidait au service de table; et Pierre-Antoine, qui jadis avait fait campagne sous le maréchal de Villars et qui, depuis vingtcinq ans, avait le soin des chevaux et de la carrosserie à Migurac, reçut en plus la tâche de le perfectionner dans l'équitation et le métier des armes. Troisièmement, il fut décrété qu'en remplacement de l'abbé Baguelinier, qui, à cause de son grand âge, avait exprimé le vœu de se retirer dans un petit bien de Languedoc, l'office d'aumônier serait confié à un ecclésiastique qui serait propre, en même temps, à enseigner au jeune vicomte les belles-lettres et tout ce dont il con

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