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PARIS. IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie

Rue de Fleurus', 9

EUVRES COMPLÈTES

DE

J. J. ROUSSEAU

TOME DEUXIEME

PUBLICATION DE CH. LAHURE ET Cie

Imprimeurs à Paris

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Ci

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77

1863

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OU DE L'ÉDUCATION.

LIVRE QUATRIÈME.

Que nous passons rapidement sur cette terre! le premier quart de ia vie est écoulé avant qu'on en connoisse l'usage; le dernier quart s'écoule encore après qu'on a cessé d'en jouir. D'abord nous ne savons point vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans l'intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps qu'elle dure, que parce que, de ce peu de temps, nous n'en avons presque point pour la goûter. L'instant de la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli.

:

et

Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois : l'une pour exister, l'autre pour vivre; l'une pour l'espèce, et l'autre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait, ont tort sans doute mais l'analogie extérieure est pour eux. Jusqu'à l'âge nubile, les enfans des deux sexes n'ont rien d'apparent qui les distingue; même visage, même figure, même teint, même voix, tout est égal : les filles sont des enfans, les garçons sont des enfans; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles en qui l'on empêche le développement ultérieur du sexe gardent cette conformité toute leur vie; ils sont toujours de grands enfans, et les femmes, ne perdant point cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne jamais être autre chose.

Mais l'homme en général n'est pas fait pour rester toujours dans l'enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature; et ce moment de crise, bien qu'assez court, a de longues influences.

Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s'annonce par le murmure des passions naissantes; une fermentation sourdé avertit de l'approche du danger. Un changement dans l'humeur, des emportemens fréquens, une continuelle agitation d'esprit, rendent l'enfant presque indisciplinable. Il devient sourd à la Voix qui le rendoit docile; c'est un lion dans sa fièvre; il méconnoît son guide, il ne veut plus être gouverné.

Aux signes moraux d'une humeur qui s'altère se joignent des changemens sensibles dans la figure. Sa physionomie se développe et s'empreint d'un caractère; le coton rare et doux qui croît au bas de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd il n'est ni enfant ni homme, et ne peut prendre le ton d'aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l'âme, qui n'ont rien dit jusqu'ici, trouvent un langage et de l'expression; un feu naissant les anime, leurs ROUSSEAU II

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regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n'ont plus leur première imbécillité : il sent déjà qu'ils peuvent trop dire; il commence à savoir les baisser et rougir; il devient sensible avant de savoir ce qu'il sent; il est inquiet sans raison de l'être. Tout cela peut venir lentement et vous laisser du temps encore: mais si sa vivacité se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, s'il s'irrite et s'attendrit d'un instant à l'autre, s'il verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui, son pouls s'élève et son œil s'enflamme, si la main d'une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s'il se trouble ou s'intimide auprès d'elle; Ulysse, ô sage Ulysse! prends garde à toi; les outres que tu fermois avec tant de soin sont ouvertes; les vents sont déjà déchaînés; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.

C'est ici la seconde naissance dont j'ai parlé; c'est ici que l'homme naît véritablement à la vie, et que rien d'humain n'est étranger à lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'enfant; ils ne prennent qu'à présent une véritable importance. Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprement celle où la nôtre doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de plus haut l'état des choses qui s'y rapportent.

Nos passions sont les principaux instrumens de notre conservation : c'est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire; c'est contrôler la nature, c'est réformer l'ouvrage de Dieu. Si Dieu disoit à l'homme d'anéantir les passions qu'il lui donne, Dieu voudroit et ne voudroit pas; il se contrediroit lui-même. Jamais il n'a donné cet ordre insensé, rien de pareil n'est écrit dans le cœur humain; et ce que Dieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l'écrit au fond de son cœur. Or je trouverois celui qui voudroit empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudroit les anéantir; et ceux qui croiroient que tel a été mon projet jusqu'ici m'auroient sûrement fort mal entendu.

Mais raisonneroit-on bien si, de ce qu'il est dans la nature de l'homme d'avoir des passions, on alloit conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les autres sont naturelles? Leur source est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux étrangers l'ont grossie; c'est un grand fleuve qui s'accroît sans cesse, et dans lequel on retrouveroit à peine quelques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très-bornées; elles sont les instrumens de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent d'ailleurs; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.

La source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l'on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n'auroient jamais

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