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JUGEMENT

SUR LA POLYSYNODIE.

De tous les ouvrages de l'abbé de S.-Pierre, le discours sur la polysynodie est, à mon avis, le plus approfondi, le mieux raisonné, celui où l'on trouve le moins de répétitions, et même le mieux écrit; éloge dont le sage auteur se serait fort peu soucié, mais qui n'est pas indifférent aux lecteurs superficiels. Aussi cet écrit n'était-il qu'une ébauche qu'il prétendait n'avoir pas eu le temps d'abréger, mais qu'en effet il n'avait pas eu le temps de gâter pour vouloir tout dire; et Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon !

Il a su même éviter dans ce discours le reproche si commode aux ignorans qui ne savent mesurer le possible que sur l'existant, ou aux méchans qui ne trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté, lorsqu'on montre aux uns et aux autres que ce qui est pourrait être mieux. Il a, dis-je, évité cette grande prise que la sottise routinée a presque toujours sur les nouvelles vues de la raison, avec ces mots tranchans de projets en l'air et de réveries; car quand il écrivait en faveur de la polysynodie, il la trouvait établie dans son pays. Toujours paisible et sensé, il se plaisait à montrer à ses compatriotes les avantages du gouvernement auquel ils étaient soumis; il en faisait une comparaison raisonnable et discrète avec celui dont ils venaient d'éprouver la rigueur. Il louait le système du prince régnant; il en déduisait les avantages; il montrait ceux qu'on y pouvait ajouter; et les additions même qu'il demandait consistaient moins, selon lui, dans des changemens à faire, que dans l'art de perfectionner ce qui était fait. Une partie de ces vues lui étaient venues sous le règne de Louis XIV; mais il avait eu la sagesse de les taire jusqu'à ce que l'intérêt de l'état, celui du gouvernement et le sien, lui permissent de les publier.

Il faut convenir cependant que, sous un même nom, il y avait une extrême différence entre la polysynodie qui existait et celle que proposait l'abbé de S.-Pierre; et, pour peu qu'on y réfléchisse, on trouvera que l'administration qu'il citait en exemple lui servait bien plus de prétexte que de modèle pour celle qu'il avait imaginée. Il tournait même avec assez d'adresse en objections contre son propre système les défauts à relever dans celui du régent, et, sous le nom de réponses à ses objections, il montrait sans danger et ces défauts et leurs remèdes. Il n'est pas impossible que le régent, quoique souvent loué dans cet écrit par des tours qui ne manquent pas d'adresse, ait pénétré la finesse de cette critique, et qu'il ait abandonné l'abbé de S.-Pierre

par pique autant que par faiblesse, plus offensé peut-être des défauts qu'on trouvait dans son ouvrage, que flatté des avantages qu'on y faisait remarquer. Peut-être aussi lui sut-il mauvais gré d'avoir, en quelque manière, dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son établissement n'était rien moins que ce qu'il devait être pour devenir avantageux à l'état, et prendre une assiette fixe et durable. En effet, on voit clairement que c'était la forme de polysynodie établie sous la régence que l'abbé de S.-Pierre accusait de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-visirat, et même en visirat; d'être susceptible, aussi bien que l'un et l'autre, de corruption dans ses membres, et de concert entre eux contre l'intérêt public; de n'avoir jamais d'autre sûreté pour sa durée que la volonté du monarque régnant; enfin de n'être propre que pour les princes laborieux, et d'être conséquent, plus souvent contraire que favorable au bon ordre et à l'expédition des affaires. C'était l'espoir de remédier à ces divers inconvéniens qui l'engageait à proposer une autre polysynodie entièrement différente de celle qu'il feignait de ne vouloir que perfectionner.

, par

Il ne faut donc pas que la conformité des noms fasse confondre son projet avec cette ridicule polysynodie dont il voulait autoriser la sienne, mais qu'on appelait dès lors par dérision les soixante et dix ministres, et qui fut réformée au bout de quelques mois sans avoir rien fait qu'achever de tout gâter: car la manière dont cette administration avait été établie fait assez voir qu'on ne s'était pas beaucoup soucié qu'elle allât mieux, et qu'on avait bien plus songé à rendre le parlement méprisable au peuple qu'à donner réellement à ses membres l'autorité qu'on feignait de leur confier. C'était un piége aux pouvoirs intermédiaires semblable à celui que leur avait déjà tendu Henri IV à l'assemblée de Rouen, piége dans lequel la vanité les fera toujours donner, et qui les humiliera toujours. L'ordre politique et l'ordre civil ont dans les monarchies, des principes si différens et des règles si contraires, qu'il est presque impossible d'allier les deux administrations, et qu'en général les membres des tribunaux sont peu propres pour les conseils; soit que l'habitude des formalités nuise à l'expédition des affaires qui n'en veulent point, soit qu'il y ait une incompatibilité naturelle entre ce qu'on appelle maximes d'état et la justice et les lois.

Au reste, laissant les faits à part, je croirais, quant à moi, que le prince et le philosophe pouvaient avoir tous deux raison sans s'accorder dans leur système; car autre chose est l'administration passagère et souvent orageuse d'une régence, et autre chose une forme de gouvernement durable et constante qui doit faire partie de la constitution de l'état. C'est ici, ce me semble qu'on retrouve le défaut ordinaire à l'abbé de Saint-Pierre, qui est de n'appliquer jamais assez bien ses vues aux hommes, aux temps, aux circonstances, et d'offrir toujours, comme des facilités pour l'exécution d'un projet, des avantages qui lui servent

souvent d'obstacles. Dans le plan dont il s'agit, il voulait modifier un gouvernement que sa longue durée a rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étrangers à sa constitution présente : il voulait lui rendre cette vigueur universelle qui met, pour ainsi dire, toute la personne en action. C'était comme s'il eût dit à un vieillard décrépit et goutteux: Marchez, travaillez, servez-vous de vos bras et de vos jambes; car l'exercice est bon à la santé.

En effet, ce n'est rien moins qu'une révolution dont il est question dans la polysynodie; et il ne faut pas croire, parce qu'on voit actuellement des conseils dans les cours des princes, et que ce sont des conseils qu'on propose, qu'il y ait peu de différence d'un système à l'autre. La différence est telle, qu'il faudrait commencer par détruire tout ce qui existe pour donner au gouvernement la forme imaginée par l'abbé de Saint-Pierre ; et nul n'ignore combien est dangereux dans un grand état le moment d'anarchie et de crise qui précède nécessairement un établissement nouveau. La seule introduction du scrutin devait faire un ' renversement épouvantable, et donner plutôt un mouvement convulsif et continuel à chaque partie qu'une nouvelle vigueur au corps. Qu'on juge du danger d'émouvoir une fois les masses énormes qui composent la monarchie française. Qui pourra retenir l'ébranlement donné, ou prévoir tous les effets qu'il peut produire? Quand tous les avantages du nouveau plan seraient incontestables, quel homme de sens oserait entreprendre d'abolir les vieilles coutumes, de changer les vieilles maximes, et de donner une autre forme à l'état que celle où l'a successivement amené une durée de treize cents ans? Que le gouvernement actuel soit encore celui d'autrefois, ou que, durant tant de siècles, il ait changé de nature insensiblement, il est également impru dent d'y toucher. Si c'est le même, il faut le respecter; s'il a dégénéré, c'est par la force du temps et des choses, et la sagesse humaine n'y peut rien. Il ne suffit pas de considérer les moyens qu'on veut employer, şi l'on ne regarde encore les hommes dont on se veut servir. Or, quand toute une nation ne sait plus s'occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner aux grandes choses? et dans un pays où la musique est devenue une affaire d'état, que seront les affaires d'état sinon des chansons? Quand on voit tout Paris en fermentation pour une place de baladin ou de bel-esprit, et les affaires de l'académie ou de l'opéra faire oublier l'intérêt du prince et la gloire de la nation, que doit-on espérer des affaires publiques rapprochées d'un tel peuple et transportées de la cour à la ville? Quelle confiance peut-on avoir au scrutin des conseils, quand on voit celui d'une académie au pouvoir des femmes; seront-elles moins empressées à placer des ministres que des savans? ou se connaîtront-elles mieux en politique qu'en éloquence? Il est bien à craindre que de tels établissemens, dans un pays où les mœurs sont en dérision, ne se fissent pas tranquillement, ne se maintinssent guère sans troubles, et ne donnassent pas les meilleurs sujets.

D'ailleurs, sans entrer dans cette vieille question de la vénalité des charges, qu'on ne peut agiter que chez des gens mieux pourvus d'argent que de mérite, imagine-t-on quelque moyen prati cable d'abolir en France cette vénalité? ou penserait-on qu'elle pût subsister dans une partie du gouvernement, et le scrutin dans l'autre ; l'une dans les tribunaux, l'autre dans les conseils; et que les seules places qui restent à la faveur seraient abandonnées aux élections? Il faudrait avoir des vues bien courtes et bien fausses pour vouloir allier des choses si dissemblables, et fonder un même système sur des principes si différens. Mais laissons ces applications, et considérons la chose en elle-même.

Quelles sont les circonstances dans lesquelles une monarchie héréditaire peut sans révolutions être tempérée par des formes qui la rapprochent de l'aristocratie? Les corps intermédiaires entre le prince et le peuple peuvent-ils, doivent-ils avoir une jurisdiction indépendante l'un de l'autre? ou, s'ils sont précaires et dépendans du prince, peuvent-ils jamais entrer comme parties intégrantes dans la constitution de l'état, et même avoir une influence réelle dans les affaires? Questions préliminaires qu'il fallait discuter, et qui ne semblent pas faciles à résoudre : car s'il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par conséquent vers le despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de politique le prince, même quand il le voudrait, pourrait donner à cette pente une direction contraire, qui ne pût être changée par ses successeurs ni par leurs ministres. L'abbé de Saint-Pierre ne prétendait pas, à la vérité, que sa nouvelle forme ôtât rien à l'autorité royale; car il donne aux conseils la délibération des matières, et laisse au roi seul la décision: ces différens conseils, dit-il, sans empêcher le roi de faire tout ce qu'il voudra, le préserveront souvent de vouloir des choses nuisibles à sa gloire et à son bonheur; ils porteront devant Jui le flambeau de la vérité pour lui montrer le meilleur chemin et le garantir des piéges. Mais cet homme éclairé pouvait-il se payer lui-même de si mauvaises raisons? espérait-il que les yeux des rois pussent voir les objets à travers les lunettes des sages? Ne sentait-il pas qu'il fallait nécessairement que la délibération des conseils devînt bientôt un vain formulaire, ou que l'autorité royale en fût altérée? et n'avouait-il pas lui-même que c'était introduire un gouvernement mixte, où la forme républicaine s'alliait à la monarchie? En effet, des corps nombreux, dont le choix ne dépendrait pas entièrement du prince, et qui n'auraient par eux-mêmes aucun pouvoir, deviendraient bientôt un fardeau inutile à l'état; sans mieux faire aller les affaires, ils ne feraient qu'en retarder l'expédition par de longues formalités, et, pour me servir de ses propres termes, ne seraient que des conseils de parade. Les favoris du prince, qui le sont rarement du public, et qui, par conséquent, auraient peu d'influence dans des conseils formés au scrutin, décideraient seuls toutes les affaires; le prince n'assisterait jamais aux conseils sans avoir déjà pris son

parti sur tout ce qu'on y devrait agiter, ou n'en sortirait jamais sans consulter de nouveau dans son cabinet avec ses favoris sur les résolutions qu'on y aurait prises; enfin, il faudrait nécessairement que les conseils devinssent méprisables, ridicules, et toutà-fait inutiles, ou que les rois perdissent de leur pouvoir : alternative à laquelle ceux-ci ne s'exposeront certainement pas, quand même il en devrait résulter le plus grand bien de l'état et le leur. Voilà, ce me semble, à peu près les côtés par lesquels l'abbé de Saint-Pierre eût dû considérer le fond de son système pour en bien établir les principes; mais il s'amuse, au lieu de cela, à résoudre cinquante mauvaises objections qui ne valaient pas la peine d'être examinées, ou, qui pis est, à faire lui-même de mauvaises réponses quand les bonnes se présentent naturellement, comme s'il cherchait à prendre plutôt le tour d'esprit de ses opposans pour les ramener à la raison, que le langage de la raison pour convaincre les sages.

Par exemple, après s'être objecté que dans la polysynodie chacun des conseillers a son plan général, que cette diversité produit nécessairement des décisions qui se contredisent, et des embarras dans le mouvement total; il répond à cela qu'il ne peut y avoir d'autre plan général que de chercher à perfectionner les réglemens qui roulent sur toutes les parties du gouvernement. Le meilleur plan général n'est-ce pas, dit-il, celui qui va le plus droit au plus grand bien de l'état dans chaque affaire particuliere? D'où il tire cette conclusion très-fausse que les divers plans généraux, ni par conséquent les réglemens et les affaires qui s'y rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se nuire mutuelle

ment.

En effet, le plus grand bien de l'état n'est pas toujours une chose si claire, ni qui dépende autant qu'on le croirait du plus grand bien de chaque partie; comme si les mêmes affaires ne pouvaient pas avoir entre elles une infinité d'ordres divers et de liaisons plus ou moins fortes qui forment autant de différences dans les plans généraux. Ces plans bien digérés sont toujours doubles, et renferment dans un système comparé la forme actuelle de l'état et sa forme perfectionnée selon les vues de l'auteur. Or cette perfection dans un tout aussi composé que le corps politique ne dépend pas seulement de celle de chaque partie, comme pour ordonner un palais il ne suffit pas d'en bien disposer chaque pièce, mais il faut de plus considérer les rapports du tout, les liaisons les plus convenables, l'ordre le plus commode, la plus facile communication, le plus parfait ensemble, et la symétrie la plus régulière. Ces objets généraux sont si importans, que l'habile architecte sacrifie au mieux du tout mille avantages particuliers qu'il aurait pu conserver dans une ordonnance moins parfaite et moins simple. De même, le politique ne regarde en particulier ni les finances, ni la guerre, ni le commerce; mais il rapporte toutes ces parties à un objet commun; et des proportions qui leur conviennent le mieux résultent les plans généraux dont les di

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