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était

laissé miner tout le reste; et l'édifice entier, portant à faux, prêt à s'écrouler. Les controverses avaient cessé parce qu'elles n'intéressaient plus personne, et la paix régnait entre les différens partis, parce que nul ne se souciait plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches on avait abattu l'arbre; pour le replanter il fallait n'y laisser que le tronc.

Quel moment plus heureux pour établir solidement la paix universelle, que celui où l'animosité des partis suspendue laissait tout le monde en état d'écouter la raison? A qui pouvait déplaire un ouvrage où, sans blâmer, du moins sans exclure personne, on faisait voir qu'au fond tous étaient d'accord; que tant de dissensions ne s'étaient élevées, que tant de sang n'avait été versé que pour des malentendus; que chacun devait rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres; que partout on devait servir Dieu, aimer son prochain, obéir aux lois, et qu'en cela seul consistait l'essence de toute bonne religion? C'était établir à la fois la liberté philosophique et la piété religieuse; c'était concilier l'amour de l'ordre et les égards pour les préjugés d'autrui; c'était, sans détruire les divers partis, les ramener tous au terme commun de l'humanité et de la raison : loin d'exciter des querelles, c'était couper la racine à celles qui germent encore, et qui renaîtront infailliblement d'un jour à l'autre, lorsque le zèle du fanatisme, qui n'est qu'assoupi, se réveillera : c'était, en un mot, dans ce siècle pacifique par indifférence, donner à chacun des raisons très-fortes d'être toujours ce qu'il est maintenant sans savoir pourquoi.

Que de maux tout prêts à renaître n'étaient point prévenus si l'on m'eût écouté! Quels inconvéniens étaient attachés à cet avantage? Pas un, non, pas un. Je défie qu'on m'en montre un seul probable et même possible, si ce n'est l'impunité des erreurs innocentes, et l'impuissance des persécuteurs. Eh! comment se peutil qu'après tant de tristes expériences, et dans un siècle si éclairé, les gouvernemens n'aient pas encore appris à jeter et briser cette arme terrible, qu'on ne peut manier avec tant d'adresse qu'elle ne coupe la main qui s'en veut servir? L'abbé de SaintPierre voulait qu'on ôtât les écoles de théologie, et qu'on soutînt la religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bruit à ce double objet, qui, bien vu, se confond en un? Le parti que j'avais pris.

Une circonstance malheureuse, en arrêtant l'effet de mes bons desseins, a rassemblé sur ma tête tous les maux dont je voulais délivrer le genre humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami de la vérité, que mon sort n'effraie pas? Je l'ignore. Qu'il soit plus sage, s'il a le même zèle; en sera-t-il plus heureux ? J'en doute. Le moment que j'avais saisi, puisqu'il est manqué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon cœur que le parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-même d'avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j'en faisais tomber.

Mais laissons les lieux et les temps éloignés, et retournons à

Genève. C'est là que je veux vous ramener par une dernière observation, que vous êtes bien à portée de faire, et qui doit certainement vous frapper. Jetez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qur me poursuivent? quels sont ceux qui me défendent? Voyez parmi les représentans l'élite de vos citoyens; Genève en a-t-elle de plus estimables? Je ne veux point parler de mes persécuteurs; à Dieu ne plaise que je souille jamais ma plume et ma cause des traits de la satyre! je laisse sans regret cette arme à mes ennemis. Mais comparez et jugez vous-même. De quel côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété, le plus vrai patriotisme? Quoi! j'offense les lois, et leurs plus zélés défenseurs sont les miens! J'attaque le gouvernement, et les meilleurs citoyens m'approuvent! J'attaque la religion, et j'ai pour moi ceux qui ont le plus de religion! Cette seule observation dit tout; elle seule montre mon vrai crime, et le vrai sujet de mes disgraces. Ceux qui me haïssent et m'outragent font mon éloge en dépit d'eux. Leur haine s'explique d'elle-même. Un Genevois peut-il s'y tromper?

LETTRE VI.

ENCORE une lettre, monsieur, et vous êtes délivré de moi. Mais je me trouve, en la commençant, dans une situation bien bizarre, obligé de l'écrire, et ne sachant de quoi la remplir. Concevezvous qu'on ait à se justifier d'un crime qu'on ignore, et qu'il faille se défendre sans savoir de quoi l'on est accusé ? C'est pourtant ce que j'ai à faire au sujet des gouvernemens. Je suis, non pas accusé, mais jugé, mais flétri, pour avoir publié deux ouvrages téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernemens. Quant à la religion, nous avons eu du moins quelque prise pour trouver ce qu'on a voulu dire, et nous l'avons examiné. Mais quant aux gouvernemens, rien ne peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité toute espèce d'explication sur ce point : on n'a jamais voulu dire en quel lieu j'entreprenais ainsi de les détruire, ni comment, ni pourquoi, ní rien de ce qui peut constater que le délit n'est pas imaginaire. C'est comme si l'on jugeait quelqu'un pour avoir tué un homme, sans dire ni où, ni qui; ni quand; pour un meurtre abstrait. A l'inquisition, l'on force bien l'accusé de deviner de quoi on l'accuse, mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.

L'auteur des Lettres écrites de la campagne évite avec le même soin de s'expliquer sur ce prétendu délit; il joint également la religion et les gouvernemens dans la même accusation générale puis, entrant en matière sur la religion, il déclare vouloir s'y borner, et il tient parole. Comment parviendrons-nous à vérifier l'accusation qui regarde les gouvernemens, si ceux qui l'intentent refusent de dire sur quoi elle porte?

Remarquez même comment, d'un trait de plume, cet auteur

change l'état de la question. Le conseil prononce que mes livres tendent à détruire tous les gouvernemens: l'auteur des Lettres dit seulement que les gouvernemens y sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est fort différent. Une critique, quelque audacieuse qu'elle puisse être, n'est point une conspiration. Critiquer ou blâmer quelques lois, n'est pas renverser toutes les lois. Autant vaudrait accuser quelqu'un d'assassiner les malades lorsqu'il montre les fautes des médecins.

Encore une fois, que répondre à des raisons qu'on ne veut pas dire? Comment se justifier contre un jugement porté sans motif? Que sans preuve de part ni d'autre ces messieurs disent que je veux renverser tous les gouvernemens, et que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les gouvernemens, il y a dans ces assertions parité exacte, excepté que le préjugé est pour moi; car il est à présumer que je sais mieux que personne ce que je veux faire.

Mais où la parité manque, c'est dans l'effet de l'assertion. Sur la leur mon livre est brûlé, ma personne est décrétée; et ce que j'affirme ne rétablit rien. Seulement, si je prouve que l'accusation est fausse et le jugement inique, l'affront qu'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes: le décret, le bourreau, tout y devrait retourner puisque nul ne détruit si radicalement le gouvernement que celui qui en tire un usage directement contraire à la fin pour laquelle il est institué.

Il ne suffit pas que j'affirme, il faut que je prouve; et c'est ici qu'on voit combien est déplorable le sort d'un particulier soumis à d'injustes magistrats, quand ils n'ont rien à craindre du souverain, et qu'ils se mettent au-dessus des lois. D'une affirmation sans preuve ils font une démonstration; voilà l'innocent puni. Bien plus, de sa défense même ils lui font un nouveau crime, et il ne tiendrait pas à eux de le punir encore d'avoir prouvé qu'il était innocent.

Comment m'y prendre pour montrer qu'ils n'ont pas dit vrai, pour prouver que je ne détruis point les gouvernemens? Quelque endroit de mes écrits que je défende, ils diront que ce n'est pas celui-là qu'ils ont condamné, quoiqu'ils aient condamné tout, le bon comme le mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leur laisser aucune défaite, il faudrait donc tout reprendre, tout suivre d'un bout à l'autre, livre à livre, page à page, ligne à ligne, et presque enfin mot à mot. Il faudrait de plus examiner tous les gouvernemens du monde, puisqu'ils disent que je les détruis tous. Quelle entreprise! Que d'années y faudrait-il employer! Que d'in-folio faudrait-il écrire ! et, après cela, qui les lirait?

Exigez de moi ce qui est faisable. Tout homme sensé doit se contenter de ce que j'ai à vous dire : vous ne voulez sûrement rien de plus.

De mes deux livres, brûlés à la fois sous des imputations communes, il n'y en a qu'un qui traite du droit politique et des matières de gouvernement. Si l'autre en traite, ce n'est dans un

que

extrait du premier. Ainsi je suppose que c'est sur celui-ci seulement que tombe l'accusation. Si cette accusation portait sur quelque passage particulier, on l'aurait cité sans doute; on en aurait du moins extrait quelque maxime fidèle ou infidèle, comme on a fait sur les points concernant la religion.

C'est donc le systême établi dans le corps de l'ouvrage qui détruit les gouvernemens : il ne s'agit donc que d'exposer ce systême, ou de faire une analyse du livre; et si nous n'y voyons évidemment les principes destructifs dont il s'agit, nous saurons du moins où les chercher dans l'ouvrage, en suivant la méthode de l'auteur.

Mais, monsieur, si, durant cette analyse, qui sera courte, vous trouvez quelque conséquence à tirer, de grace ne vous pressez pas. Attendez que nous en raisonnions ensemble. Après cela vous y reviendrez si vous voulez.

Qu'est-ce qui fait que l'état est un? C'est l'union de ses membres. Et d'où naît l'union de ses membres? De l'obligation qui les lie. Tout est d'accord jusqu'ici.

Mais quel est le fondement de cette obligation? Voilà où les auteurs se divisent. Selon les uns, c'est la force; selon d'autres, l'autorité paternelle; selon d'autres, la volonté de Dieu. Chacun établit son principe et attaque celui des autres: je n'ai pas moimême fait autrement; et, suivant la plus saine partie de ceux qui ont discuté ces matières, j'ai posé pour fondement du corps politique la convention de ses membres; j'ai réfuté les principes différens du mien.

Indépendamment de la vérité de ce principe, il l'emporte sur tous les autres par la solidité du fondement qu'il établit; car quel fondement plus sûr peut avoir l'obligation parmi les hommes, que le libre engagement de celui qui s'oblige? On peut disputer tout autre principe (1); on ne saurait disputer celui-là.

Mais par cette condition de la liberté, qui en renferme d'autres, toutes sortes d'engagemens ne sont pas valides, même devant les tribunaux humains. Ainsi, pour déterminer celui-ci, l'on doit en expliquer la nature, on doit en trouver l'usage et la fin, on doit prouver qu'il est convenable à des hommes, et qu'il n'a rien de contraire aux lois naturelles : car il n'est pas plus permis d'enfreindre les lois naturelles par le contrat social, qu'il n'est permis d'enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers, et ce n'est que par ces lois mêmes qu'existe la liberté qui donne force à l'engagement.

J'ai pour résultat de cet examen, que l'établissement du contrat social est un pacte d'une espèce particulière, par lequel chacun s'engage envers tous, d'où s'ensuit l'engagement ré

(1) Même celui de la volonté de Dieu, du moins quant à l'application. Car bien qu'il soit clair que ce que Dieu veut l'homme doit le vouloir, il n'est pas clair que Dieu veuille qu'on préfère tel gouvernement à tel autre, ni qu'on obéisse à Jacques plutôt qu'à Guillaume. Or voilà de quoi il s'agit.

ciproque de tous envers chacun, qui est l'objet immédiat de

l'union.

Je dis que cet engagement est d'une espèce particulière, en ce qu'étant absolu, sans condition, sans réserve, il ne peut toutefois être injuste ni susceptible d'abus, puisqu'il n'est pas possible que corps se veuille nuire à lui-même, tant que le tout ne veut que

le

pour tous.

Il est encore d'une espèce particulière, en ce qu'il lie les contractans sans les assujettir à personne, et qu'en leur donnant leur seule volonté pour règle, il les laisse aussi libres qu'au— paravant.

La volonté de tous est donc l'ordre, la règle suprême ; et cette règle générale et personnifiée est ce que j'appelle le sou

verain.

Il suit de là que la souveraineté est indivisible, inaliénable, et qu'elle réside essentiellement dans tous les membres du corps.

Mais comment agit cet être abstrait et collectif? Il agit par des lois, et il ne saurait agir autrement.

Et qu'est-ce qu'une loi? C'est une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d'intérêt

commun.

Je dis sur un objet d'intérêt commun parce que la loi perdrait sa force, et cesserait d'être légitime, si l'objet n'en importait à tous.

La loi ne peut par sa nature avoir un objet particulier et individuel: mais l'application de la loi tombe sur des objets particuliers et individuels.

Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a donc besoin d'un autre pouvoir qui exécute, c'est-à-dire qui réduise la loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit être établi de manière qu'il exécute toujours la loi, et qu'il n'exécute jamais que la loi. Ici vient l'institution du gouvernement.

Qu'est-ce que le gouvernement? C'est un corps intermédiaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique.

Le gouvernement, comme partie intégrante du corps politique, participe à la volonté générale qui le constitue; comme corps lui-même, il a sa volonté propre. Ces deux volontés quelquefois s'accordent, et quelquefois se combattent. C'est de l'effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine.

Le principe qui constitue les diverses formes du gouvernement consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce nombre est petit, plus le gouvernement a de force; plus le nombre est grand, plus le gouvernement est faible; et comme la souveraineté tend toujours au relâchement, le gouvernement tend toujours à se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l'empor

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