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dulgente, prodigue de louanges, de profits et de fanfares, faite à l'image de cette société même qui la donnait, avec mille caresses séduisantes et toutes sortes d'encouragements positifs. Et encore aujourd'hui, au moment même où la candidature de M. Eugène Sue est jetée comme un défi à cette civilisation dont il est un des produits les plus authentiques, personne ne jouit plus exclusivement, avec une idolâtrie plus égoïste, dans une solitude plus aristocratique et plus dédaigneuse, des ressources et des joies exceptionnelles que la société assure au petit nombre de ses élus. A Dieu ne plaise que nous imitions ceux qui discutent en ce moment, à propos de la candidature de M. Eugène Sue, le mémoire de son coiffeur, le budget de ses écuries et le menu de son dîner. Mais enfin, quand l'auteur de Plick et Plock vient majestueusement nous dire :

« Un mot sur mon passé :

>> Il est des hommes qui ont le bonheur de rencontrer de prime abord la vérité, sans avoir à traverser l'erreur; d'autres moins heureux, et je suis de ce nombre, ont à réagir contre les préjugés de leur époque, contre l'influence du milieu où ils ont vécu, et n'arrivent à la connaissance des vrais principes sociaux qu'avec le temps, par l'expérience. »>

Quand M. Eugène Sue nous fait cette confession, où veut-il en venir? Est-ce sa vie qu'il confesse ou ses principes? Si c'est sa vie que le célèbre romancier accuse, il a une autre manière de faire pénitence que de composer des romans humanitaires et d'écrire, comme Sénèque le philosophe, l'éloge de la pauvreté sur une table d'or; il n'a qu'à changer sa vie. L'auteur

du Juif Errant a composé, dit-on, et on lui en a fait gloire dans le conclave rouge, un traité contre le superflu. Patere legem quam fecisti. Appliquez-vous donc les maximes avec lesquelles vous battez en brèche la société; corrigez-vous, pendant que vous êtes en train de régénérer le monde; et puisque vous nous condamnez au brouet noir, commencez donc par le faire servir sur votre table. Nous verrons après!

Mais M. Eugène Sue n'aura pas la peine de conformer sa vie à ses principes, par une bonne raison; politiquement, et nous espérons qu'il ne prendra pas la chose en mauvaise part, politiquement il est sans principes. Il a des manières, c'est-à-dire des procédés de composition qui se transforment suivant le temps, qui s'accommodent à la mobilité de son humeur, de ses relations, de ses intérêts, de ses passions. Les principes résistent, les manières changent. L'auteur de la Salamandre a traversé, avec une sérénité parfaite, un nombre infini de systèmes et de théories contraires; il a successivement abdiqué une foule de convictions <«< inébranlables ». Il a débuté, et c'était justice à un chirurgien-adjoint de la marine française qui avait assisté à la bataille de Navarin, il a débuté par des romans maritimes, dont l'inspiration, toute byronienne, accusait je ne sais quelle affectation de désenchantement précoce et factice, fort ridicule dans un si jeune âge et dans une si radieuse fortune. Cette comédie de désespoir a été la première manière de M. Eugène Sue. Puis nous avons eu la période monarchique, religieuse, féodale et aristocratique de son talent, suivant que soufflait la brise dans les voiles qui poussaient le radeau du jeune marin à travers les écueils du roman

historique. Mathilde révéla chez lui une troisième manière. M. Eugène Sue osa aborder le roman de mœurs. C'était son lot. Pourquoi ne s'en est-il pas contenté? Il y déploya de réelles ressources et un talent à la vérité sans distinction, sans délicatesse, mais non pas sans vigueur et sans éclat. Là aussi M. Eugène Sue eut sa manière. Il exagéra sans pitié et sans justice les proportions du vice élégant et la puissance satanique des instincts dépravés dans les hautes régions du monde, et il commença par fantaisie à jeter de la boue à cette société que la mème fantaisie d'artiste devait le pousser plus tard à détruire. C'est le caprice. qui l'avait jeté dans l'imitation de lord Byron quand il essayait, dans le personnage de Zsaffie, la caricature de Manfred. C'est un caprice, mais un caprice déjà moins désintéressé, qui l'avait compromis dans la prédication catholique et féodale, quand il écrivait la préface de la Vigie de Koat-Ven.

M. Eugène Sue, j'en demande pardon aux austères parrains de sa candidature politique, M. Eugène Sue n'a jamais été qu'un grand amuseur public que l'engouement très peu justifié de notre époque a condamné, et c'est moins son tort que le nôtre, à une série de travestissements littéraires où sa fantaisie a toujours très habilement servi son intérêt. M. Sue appartenait à l'école désespérée quand lord Byron était à la mode, à l'école monarchique au bon temps de M. de Montlosier et de M. de Bonald, à l'école libérale et sceptique après Juillet, à l'école socialiste avant Février, à l'école anarchique après la révolution de 1848. Mais s'il a suivi avec une incontestable habileté le courant de ces différentes époques qu'il a traversées avec un

bonheur si constant, ce n'est jamais lui qui a donné l'impulsion. Il l'a reçue. C'est la société elle-même qui le poussait. Marche! marche! lui criait cette société à la fois si affairée et si légère, si préoccupée d'intérêts positifs et si avide d'émotions factices; marche à tout prix! pourvu que je me sente entraînée à ta suite dans ces amères et frivoles jouissances de la lecture rapide qui est la soif des esprits blasés. Marche! et M. Eugène Sue a marché, tant qu'à la fin, après avoir usé sa veine, son talent, jusqu'à sa conscience, au service de cette société exigeante et ennuyée, il s'est retourné un matin contre elle, toujours pour l'amuser... Ce fut alors que parurent les Mystères de Paris. Il est facile aujourd'hui de s'indigner contre cette publication (elle nous a été assez reprochée!...) qui signalait un changement si soudain dans la manière de l'auteur, en même temps qu'elle marquait une sorte de renaissance de son talent rajeuni. Quand ce livre parut, je ne parle que de la teinte philanthropique que l'auteur y avait adroitement répandue, un incroyable engouement de toutes les classes de la société l'accueillit. Certes, nous étions une société de tout point meilleure, plus véritablement bienfaisante, plus morale, mieux organisée que ce roman ne nous montrait. N'importe, nous aimions cette brutale férule qui venait tout à coup réveiller et gourmander notre indifférence endormie; nous aimions ce moraliste bien ganté, à la frisure irréprochable, aux bottes vernies, bourgeois grand seigneur, philanthrope à manchettes, qui étudiait la misère du peuple au fond d'un boudoir et censurait l'insolente richesse du haut de son tilbury. Nous aimions ce conteur, comme les courtisans de Louis XV (je

rapproche, je ne compare pas) aimaient le Petit Carême de Massillon, comme la noblesse de l'époque encyclopédique battait des mains en voyant quelques écrivains populaires et bien rentés ébranler philosophiquement les portes du temple, en attendant d'enfoncer celles du palais. Telle a été aussi la destinée de M. Eugène Sue. Il s'est usé au service de la lâcheté intellectuelle et de la décadence littéraire de notre triste époque; et aujourd'hui, à force de marcher en avant dans ces terres inconnues où le besoin de chercher des ressources de style et des sujets de composition l'a poussé, M. Eugène Sue est parvenu à toucher le point du cercle, parcouru par sa plume infatigable, où l'avenir rejoint le passé. Il essaye en ce moment, dans une sorte de palingénésie démocratique et sociale, de rattacher le XIXe siècle à la CLXXXII olympiade, la querelle des prolétaires socialistes à celle des Gaulois conquis et dépouillés par l'invasion germanique, la haine des modérés à celle des Francs ripuaires. Il est en train de coudre l'année 1850 à l'an 57 avant JésusChrist. Ce n'est plus assez du phalanstère, il nous fait rebrousser jusqu'aux forêts de la Gaule celtique; il nous ramène droit aux autels sanglants des druides. Et dites que nous ne sommes pas le siècle du progrès!

Le héros des Mystères du Peuple est un M. Marick Lebrenn, descendant de Brennus, qui vend du calicot rue Saint-Denis. Le sujet du livre, «< c'est, dit l'auteur, l'histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges ». Sa doctrine économique, c'est la revendication des terres volées par l'invasion franque; sa théorie politique, un champ de Mai; sa religion, le druidisme;

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