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l'appui de mon opinion sur ce point, n'ayant pas les mêmes privilèges.

Il y a pourtant, dans la vie de M. Victor Hugo, une période qui serait curieuse à étudier, si les bornes de cette esquisse le permettaient. Il y a un moment où l'auteur d'Angelo a paru s'arrêter dans cette voie périlleuse, un moment où, sans être moins romantique, M. Victor Hugo se montre moins radical, où il semble prendre en patience les injustices de la société, ses imperfections et ses misères. Ce moment correspond assez exactement, si j'ai bon souvenir, à celui où M. Victor Hugo devint académicien et pair de France, où on le rencontre au palais des Tuileries, où son habit rayonne de broderies et de plaques étincelantes. A ce moment on dirait que l'auteur de Claude Gueux entre en composition avec cette société dont il faisait le siège, la plume à la main. Je n'en conclus rien, je le déclare, contre la sincérité de ses convictions d'avant et d'après cette époque; mais je rappelle ces circonstances comme une preuve des variations que peut subir le plus vigoureux esprit, et aussi parce que M. Victor Hugo, en se rappelant ces rapides instants de sa vie patricienne, voudra peut-être bien pardonner à ceux qui traitent aujourd'hui les flatteurs du peuple comme ils les traitait alors. Car c'est alors, ou c'est bien près, si je ne me trompe, que, dans le dernier de ses recueils de poésie (les Rayons et les Ombres), M. Victor Hugo se laisse emporter à des tirades telles que celle-ci :

Loin de vous les vaines colères,
Qui s'agitent au carrefour!

Loin de vous les chats populaires,
Qui seront tigres quelque jour!

Les flatteurs du peuple ou du trône,
L'égoïste qui de sa zone

Se fait le centre et le milieu !

Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N'ont pas dans leur poitrine une âme.
Ou n'ont pas dans leur âme un Dieu!

C'est aussi vers le même moment que M. Victor Hugo compose la pièce intitulée : Sur un homme populaire; qu'il parle du « pavé stupide », qu'il s'attendrit sur le souvenir du roi Charles A, qu'il jette l'anathème à Voltaire.

Oh! tremble! ce sophiste a sondé bien des fanges!
Oh! tremble! ce faux sage a perdu bien des anges!
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux...

Les Rayons et les Ombres semblent une halte sur la route qui conduit par le romantisme à la démagogie. Dans les Lettres sur le Rhin, dont la publication se rattache à la même période, même caractère, M. Victor Hugo, qui semble à ce moment avoir pardonné à la société française d'ètre « si mal faite », s'acharne sur l'Europe, en remanie la carte, en distribue les populations, coupe un morceau par-ci, un morceau par-là, comme Charlemagne dans le monologue de CharlesQuint. Et plût à Dieu que cette inoffensive campagne du grand poète, que cette innocente distraction de sa plume eût changé quelque chose aux traités de 1815! Quoi qu'il en soit, les Lettres sur le Rhin appartiennent à la période romantique du talent de M. Victor Hugo

où il semble un instant retenu sur la pente redoutable qui l'entraîne sans retour aujourd'hui.

Que M. Victor Hugo y prenne garde : cette pente est rapide; elle est celle de la décadence même de l'esprit. J'ai toutes sortes de raisons personnelles de ne pas contester à M. Victor Hugo son remarquable talent, auquel j'ai rendu librement et plusieurs fois justice; mais veut-il me permettre de le lui dire? il en a déjà beaucoup moins, je ne dis pas depuis qu'il n'est plus de notre avis en politique, mais depuis qu'il abonde si violemment dans le sien. Cette exagération d'un génie naturellement hyperbolique et d'une école vouée par système aux œuvres exceptionnelles, aux créations aventureuses, aux produits excentriques et monstrueux, cette exagération conduit en très peu de temps, faut-il le dire? à la faiblesse par l'épuisement, à la vulgarité par l'impuissance, à la violence par le besoin de rallier les admirations infimes, et de suppléer à la qualité par le nombre et par le bruit. Littérairement, la démagogie est malsaine. Et n'y a-t-il pas des signes qui trahissent déjà chez M. Victor Hugo cette décadence que son âge et la vigoureuse trempe de son esprit nous autorisent à nommer précoce?

N'a-t-il pas été frappé de la facilité avec laquelle on l'imite? On n'imite facilement que le médiocre. Ceux qui n'auraient jamais osé mettre le pied dans le splendide palais des Orientales, ou toucher à la lyre d'Olympio, essayent aujourd'hui de rivaliser à la tribune avec l'orateur de la Montagne. Qui donc a fait cette phrase il y a peu de jours? Il s'agissait de la loi sur les clubs: << Citoyens représentants, il y a deux grandes maîtresses d'école des masses: l'une s'appelle la parole,

l'autre s'appelle la presse. Il est évident que c'est une parole qui a fait le monde. Dieu a dit que la lumière se fasse et la lumière s'est faite. Il y a dix-huit siècles, c'est une parole qui a sauvé et renouvelé le monde; il y a soixante ans, c'est une parole qui a fait la révolution française... Et aujourd'hui, c'est la parole que vous venez attaquer!... »

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Qui a fait cette phrase? Est-ce M. Esquiros? est-ce M. Victor Hugo? et un autre jour, quelqu'un disait à la tribune de l'Assemblée nationale : « Et depuis, dépouillant toute pudeur, vous avez osé lever une main profane jusque sur l'arche sainte! Vous avez arraché insolemment la couronne du front du souverain qui vous avait tirés du néant!... » Encore une fois, qui a fait cette phrase? Est-ce M. Victor Hugo? est-ce M. Charles Lagrange?

Il est triste de finir, littérairement, par le nom de M. Charles Lagrange cette étude commencée par celui de M. Victor Hugo. Mais ce rapprochement est fatal. Ces deux noms s'attirent. Après le romantique, le démagogue; après le démagogue de parole, le démagogue d'action. Tous les excès de l'esprit se tiennent. M. Charles Lagrange emprunte des métaphores à M. Victor Hugo. Qui sait? M. Hugo sera peut-être conduit à emprunter des procédés de démagogie pratique à M. Lagrange, M. Victor Hugo n'a aucune méchanceté dans le cœur, je le sais, pas plus que M. Charles Lagrange lui-même, à la mansuétude duquel il est aujourd'hui de mode de rendre hommage; mais on arrive à la violence aussi bien par la méchanceté de l'esprit que par celle du cœur, et on y arrive souvent avec plus de ressources et d'excitation.

M. Hugo ne fera jamais le mal sciemment. Il le fera peut-être en voulant appliquer en aveugle ces théories. détestables qui ont la prétention de faire violemment le bien.

M. Victor Hugo a aboli l'échafaud dans ses traités philanthropiques; il l'a relevé dans ses drames. Il déclame contre la peine de mort dans ses prologues, il en abuse dans ses dénouements. Quant à moi, la philanthropie de M. Victor Hugo me donne parfois le frisson. Il y a, tout compte fait, trois ou quatre de ses tragédies où le bourreau joue un assez joli rôle, et je ne connais personne qui arrange plus proprement une scène de mort que M. Hugo, qui commande plus correctement une pompe funèbre, qui dispose avec plus de soin, d'exactitude et de savoir-faire les détails d'un enterrement ou d'une exécution.

ANGELO, aux guetteurs de nuit.

Vous connaissez la cave où sont les tombes?

L'UN DES GUETTEURS DE NUIT.

Oni, monseigneur.

ANGELO.

Il y a là une femme (sa femme) qui est morte. Vous allez descendre cette femme secrètement dans le caveau; vous trouverez dans ce caveau une dalle du pavé qu'on a déplacée et une fosse qu'on a creusée; vous mettrez la femme dans la fosse, et puis la dalle à sa place. Vous entendez...

Oui, nous comprenons que monseigneur Angelo est passé maître dans l'art d'enterrer les gens; et si jamais

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