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TROISIÈME PARTIE

ROMANTISME ET DÉMAGOGIE

I

M. EUGÈNE SUE

(28 AVRIL 1850)

Nous ne sommes pas obligé, parce qu'il a plu à quelques démocrates, fourvoyés dans un dissentiment. sans issue, de choisir M. Eugène Sue pour le candidat de la coalition socialiste1; nous ne sommes pas obligé de prendre violemment parti contre Fauteur de Plick et Plock, encore moins de l'accepter sérieusement pour un homme politique. Entre l'extrême véhémence d'un dénigrement systématique et l'importance burlesque que les partis accordent subitement à leurs candidats improvisés, il y a un milieu : c'est celui où

1. Ceci était écrit quelques jours avant l'élection de M. Eugène Sue, comme représentant du peuple, par les électeurs de Paris (avril 1850).

nous voulons rester comme critique. Comme électeur, nous ne demandons pas mieux que de vouer la candidature socialiste de M. Eugène Sue aux dieux infer

naux.

1

Voici toutefois une singularité que notre époque seule comporte: nous avons là, sous les yeux, un livre de M. Eugène Sue qui nous empêche absolument, nous le répétons, de le prendre au sérieux comme homme politique; et c'est pourtant parce qu'un parti politique vient de faire de l'auteur des Mystères du Peuple son candidat préféré, que nous sommes forcé d'attacher une certaine importance à son ouvrage. En sorte que, tandis que c'est le livre qui, à nos yeux, dépréciait surtout le candidat, voilà que c'est le candidat qui fait valoir le livre. Tirez-vous, ami lecteur, de cette contradiction comme vous pourrez.

Dans un temps normal, chez un peuple qui ne s'amuserait pas comme chez nous, chaque matin, à renverser ses idoles de la veille ou à encenser ses déceptions du lendemain, dans un pays où l'immoralité, le scandale, l'orgueil hyperbolique, la passion sans frein, l'extravagance effrontée, l'ignorance étourdie, la vanité du poète ou l'inconsistance du romancier ne serviraient pas tour à tour de piédestal aux ambitions les moins justifiables, un livre tel que celui dont nous sommes condamné à parler aujourd'hui paraîtrait audessous de la critique sérieuse. Chez nous, un pareil livre se trouve tout à coup, à un instant donné, une œuvre importante et où peut-être notre destinée du lendemain est écrite; car la même main violente et

1. Mystères du Peuple, édit. in-8°, par livraisons (Paris, 1849).

brutale qui met l'homme sur le pavois d'une candidature démagogique peut mettre le livre sur l'autel de la Constitution. Aujourd'hui un mauvais roman, écrit en patois socialiste, est plus près d'être populaire que le traité le plus érudit et le mieux pensé. Les Mystères du Peuple font oublier l'Esprit des Lois; le Juif Errant, pour beaucoup de lecteurs, a remplacé l'Évangile.

Essayons donc de juger ce livre à notre tour, puisque ceux qui l'ont lu ou qui l'ont inspiré ont placé sur cette base la candidature politique de son auteur. L'ennui est grand, la tâche est rude, et le conclave rouge nous inflige là, par anticipation pour nos votes du 28, une sévère pénitence. N'importe, hâtons-nous. Demain peut-être, soit qu'il échoue comme candidat, soit qu'il réussisse, M. Eugène Sue ne sera plus rien. La politique a tué plus d'un poète. Elle est bien capable d'avoir aussi raison d'un romancier.

Les Mystères du Peuple sont le dernier ouvrage de M. Eugène Sue, ouvrage non achevé, publié par livraisons et formant à peine un volume, mais où nous pouvons étudier cependant la plus récente manifestation de son esprit et marquer le niveau qu'il a atteint. Le livre, du reste, est magnifiquement imprimé, illustré de gravureș, orné d'un frontispice qui représente la prise des Tuileries le 10 Août, et d'un cul-de-lampe funèbre en forme de catafalque où se lit cette inscription Ci-gît le dernier des rois. En sorte que si vous regardez au titre, le livre a l'air d'être fait pour le peuple, mais en réalité il vise plus haut. Nous verrons tout à l'heure s'il n'est pas plutôt à l'adresse de la bourgeoisie. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas souvenir que le venin démagogique ait été jamais distillé

d'une main plus soigneuse, plus coquettement préparé, servi dans une coupe plus élégante, avec des raffinements plus étudiés et des délicatesses plus étranges. On lit sur le titre de l'ouvrage : « Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang, par l'insurrection; » et audessous de cette épigraphe menaçante, l'auteur a fait mettre ces mots : Splendide édition! M. Eugène Sue fait de la démagogie comme Buffon (toute proportion gardée) faisait de l'histoire naturelle, en gentilhomme qui sait vivre.

Par quelle dégradation successive (je prends ce mot dans son acception scientifique) M. Eugène Sue, sans changer sa vie, sans cesser d'être l'épicurien magnifique, le sensualiste élégant, le solitaire raffiné et voluptueux que vous savez, est-il arrivé à cette complète métamorphose que je signale? Comment le féal souteneur << de l'ancienne constitution française, monarchique et religieuse », est-il devenu le champion sans scrupules des maximes démagogiques les plus outrées, les plus radicales et les plus grossières? Où faut il chercher le secret d'une transformation si extraordinaire et si éclatante? Il y a des gens à qui la société n'a jamais rien donné. M. Eugène Sue appartenait-il à cette classe nécessiteuse et déshéritée? A-t-il été obligé de remonter péniblement le courant qui entraîne ces innombrables misères au fond du gouffre qui les confond toutes dans l'égalité d'une même souffrance? A-t-il lutté? a-t-il souffert? Non seulement il a eu la fortune, mais la renommée. La fortune, il l'avait en naissant; la renommée, il l'a eue facile, in

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