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quant au style, c'est du gaulois qui se défend presque toujours d'être français.

Le citoyen Lebrenn, grand mangeur de rois, a pris part à l'insurrection de Février avec son fils Sacrovir Lebrenn, son gendre Georges Duchêne, sa femme Henory, sa fille Velléda, sa servante Jeanike, son garçon de caisse Gildas, et toute la boutique, tous Gaulois pur sang; car, après la religion des druides, ce que cette famille a de plus à cœur, c'est le culte de cette bonne vieille petite mère l'insurrection, qui aussi bien est le génie et l'inspiration de ce livre. Pendant les journées de Février, Marik Lebrenn se bat avec tous les siens sur les barricades de la rue Saint-Denis (où l'on ne s'est pas battu). Les femmes font de la charpie et encouragent du geste, de la voix, du regard, à travers les barreaux du premier étage, les énergiques combattants de cette lutte imaginaire. Après la bataille, Lebrenn sauve la vie à un colonel de dragons, quelque descendant des Francs, yeux gris clair, nez en bec d'aigle, cheveux d'un blond pale, le comte Gonthran Neroweg de Plouernel. Ce comte, naturellement, avait voulu débaucher la fille du bourgeois qui, non moins naturellement, lui pardonne. Lebrenn sauve aussi des gardes municipaux, que M. Eugène Sue accuse d'avoir tiré les premiers; ce qui est historiquement faux. Puis, au moment où la charrette qui porte les cadavres du boulevard des Capucines, passe devant l'Épée de Brennus (c'est l'enseigne de la boutique de Lebrenn), le marchand de calicot proclame la République, lui, le 23, un simple bourgeois, bien avant M. de Lamartine, avant M. Louis Blanc, avant M. Ledru-Rollin, avant M. Watripon, avant M. Landolphe, avant tous

ceux qui aujourd'hui revendiquent l'honneur de cette invention, comme d'avoir pris le Louvre en 1830. M. Eugène Sue a souvent de ces malices.

La République proclamée, l'auteur nous fait sauter sans transition, et pour cause, par-dessus les actes du gouvernement provisoire, de la commission exécutive et de la dictature du général Cavaignac. Nous sommes en 1849. Le descendant de Brennus est au bagne de Rochefort, sous le n° 1120. Quel est son crime? Il a été pris parmi les insurgés en juin 1848 et condamné par un conseil de guerre. Quelle est son excuse? Il venait apporter des paroles de paix aux combattants. Vraie ou fausse, son excuse est accueillie. Le comte de Plouernel (yeux gris clair, nez en bec d'aigle) demande et obtient sa [grâce. Marik Lebrenn est rendu à sa famille. Le récit s'arrête là.

Mais le récit, comme vous voyez, n'est rien. Il est amusant et nouveau comme une histoire de la révo lution de Février. Ce qui est tout à fait neuf, ce qui marque dans la nouvelle manière de M. Eugène Sue e niveau où son intelligence est parvenue et la source où son imagination blasée va puiser désormais ses inspirations, ce sont les théories historiques, les réflexions morales, tout ce système d'exhumation des vieilles querelles de races; c'est ce réveil des haines qui fermentaient il y a deux mille ans au cœur de nos pères quand l'invasion franque vint les dépouiller et les asservir; c'est la poursuite de cette vengeance rétrospective sur les descendants présumés des envahisseurs; c'est l'imbécile et absurde prétention qu'il y ait encore en France, par suite de la conquête germanique des vainqueurs et des vaincus, des opprimés et

des oppresseurs, des seigneurs et des serfs, des pauvres et des riches du fait de la loi salique, des Gaulois et des Francs! Oui, voilà ce qui est nouveau dans l'assoupissante histoire de M. Eugène Sue. C'est la seule diversion qui s'y rencontre à l'intolérable ennui qui semble planer sur l'œuvre entière, tout le temps qu'elle ne dépasse pas les bornes de la littérature démocratique et sociale. Mais quand l'auteur des Mystères du Peuple s'applique non plus seulement à entretenir les animosités et les colères du présent (hélas! ce serait bien assez!) mais à leur chercher de vieilles origines, à leur composer pour ainsi dire un blason et une généalogie; quand il emprunte à l'érudition ses armes les plus éprouvées pour les tourner, avec un art perfide, contre la société moderne, au profit des passions les plus méchantes et des préjugés les plus aveugles; quand il greffe en quelque sorte la guerre civile sur le vieux tronc dépouillé et caduc des antiquités gauloises et qu'il fait sortir, des bois sacrés de la Gaule primitive, la démagogie hurlante, pillarde et meurtrière du XIXe siècle, comme la représaille d'une injure que dix-neuf cents ans de durée n'ont pas su prescrire; et quand l'insurrection est le dernier mot de cette théorie archéologique, quand les poignards, les fusils homicides et les torches incendiaires brillent à travers les arguments, et qu'on voit la foudre toute prête à sortir de ces nuages amoncelés de la fausse érudition, du faux patriotisme et du faux goût; à ce moment, dis-je, quand on regarde à la pensée qui a inspiré cette œuvre sans nom, on ne peut se défendre d'une sorte de terreur mêlée d'indignation, de douleur et de colère; car il y a dans les œuvres de l'intelligence,

comme dans la conduite de la vie, un excès d'extravagance qui ne semble pas venir de l'esprit, mais partir du cœur. Il y a une démence terrible, celle qui semble volontaire, qui a la conscience d'elle-même, et qui pousse à la destruction, dût le démolisseur lui-même y périr, avec le sang-froid, la résolution et la sérénité souriante qui manque trop souvent, hélas! aux bonnes actions et aux bonnes causes.

Nous allons citer, à l'appui de l'opinion que nous venons d'exprimer, quelques pages des Mystères du Peuple. C'est un cours complet de l'invasion des Gaules, à l'usage des prolétaires. M. Eugène Sue a le courage de placer cette parodie de l'antiquité et de l'histoire sous l'invocation des plus grands noms dont s'honore la littérature historique de notre pays. Il cite une brochure publiée par M. Guizot en 1829, au moment où la Restauration inclinait vers le coup d'État inconstitutionnel qui la perdit quelques mois plus tard. A ce moment-là, l'illustre écrivain faisait un appel plein d'énergie, d'audace et de dignité aux souvenirs libéraux de la France, visiblement menacée dans ses franchises. Aujourd'hui, devant la souveraineté du peuple proclamée et appliquée presque jour par jour, devant l'Assemblée unique, le pouvoir exécutif responsable, le suffrage universel incontesté, devant toutes ces conquêtes d'une révolution récente, et au milieu de l'orage de toutes les passions violentes ou perverses qu'un pareil bouleversement soulève, voilà le cours d'histoire qu'adresse au peuple le candidat de la conciliation! C'est un jeune ouvrier, Georges Duchêne, qui fait la leçon à son grand-père :

«... Quelle diable d'idée a-t-il eue, ce M. Lebrenn,

de choisir une pareille enseigne... A l'Epée de Brennus! Il aurait été armurier, passe encore.

)) -→

Sachez, grand-père... mais vraiment je suis honteux d'avoir l'air, à mon âge, de vous faire ainsi la leçon.

))

Comment, honteux? Pourquoi donc? Au lieu d'aller à la barrière le dimanche, tu lis, tu apprends, tu t'instruis? Tu peux, pardieu, bien faire la leçon au grand-père... il n'y a pas d'affront.

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Eh bien... ce guerrier à casque, ce Brennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d'une armée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d'années, est allé en Italie attaquer Rome pour la châtier d'une trahison; la ville s'est rendue aux Gaulois... Brennus et les Gaulois de son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presque tous tant que nous sommes dans le pays.

))

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Un moment... tu dis que c'étaient des Gaulois?
Oui, grand-père.

Alors nous descendrions de la race gauloise?
Certainement.

Mais nous sommes Français ! Comment diable arranges-tu cela, mon garçon?

> C'est que notre pays, notre mère patrie à tous, ne s'est pas toujours appelée la France. ... Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de Barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais Cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pays, lui ont ôté jusqu'à son

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