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part, qu'il n'y a là aucun parti pris, aucun système, et que M. Girardin ne fait qu'obéir à la nature et à l'élan de son esprit. Il est avare d'allusions, il vise au pass; mais sans cess le trait rejaillit, par la force secrète et involontaire de l'impulsion, sur le présent. Comme le professeur a fait sa méthode, il fait son auditoire. M. Girardin transforme le sien. Il le fait non seulement attentif et curieux, mais bienveillant. Il le concilie par l'émotion; il le domine, dans les moments difficiles, par l'épigramme. Depuis vingt ans qu'il professe à la Sorbonne, et parmi des vicissitudes bien contraires, M. Girardin n'a jamais manqué d'avoir un auditoire fait en quelque sorte à son image, assidu, fidèle et sympathique, qu'il n'a jamais ni flatté, ni rebuté, et que toutes les révolutions lui ramènent les auditeurs changent, l'auditoire est le même. M. Girardin disait, il y a quelques jours, dans un journal 1: « Il n'y a rien de changé en France depuis 1848; il y a seulement quelques illustres Français de moins. » Cela est parfaitement vrai... à la Sorbonne.

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Le sujet que M. Saint-Marc Girardin a entrepris de traiter depuis un an, et celui qui est l'objet de son cours cette année, se prêtaient tout particulièrement, il faut l'avouer, au succès de sa méthode. L'année dernière, M. Saint-Marc Girardin a fait l'analyse des principaux ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Aujourd'hui, il a parlé du Contrat social. Viser à JeanJacques Rousseau par-dessus la tête de madame Sand, de M. Louis Blanc et de M. Proudhon; s'attaquer au Contrat social sans toucher au Phalanstère, l'entreprise

1. Le Journal des Débats.

était délicate. M. Saint-Marc Girardin s'en est tiré avec la dextérité et la finesse qui s'accommodent volontiers chez lui à la véhémence et à la franchise; il a dit tout ce qu'il voulait dire, et il n'est pas sorti de son sujet. Il a mis le doigt sur toutes nos misères présentes, et il n'est pas tombé dans la polémique quotidienne; il est resté professeur. Aujourd'hui, Jean-Jacques Rousseau est partout. Toutes les écoles socialistes l'invoquent, tous les faiseurs de systèmes le parodient; il est au fond de toutes ces ivresses de la pensée, du style et de la parole, qui sont la maladie de notre époque. De tous les écrivains du dernier siècle, c'est Rousseau qui a le plus déteint sur le nôtre. Nous avons ses visées chimériques, sa fiévreuse inconstance, sa jalousie sans but, son insociabilité maladive, sa manie de réformation. Rousseau est dans l'air. M. Saint-Marc Girardin l'a combattu comme un médecin courageux fait d'une épidémie, en allant droit au mal. C'est ainsi que cette année encore, sans demander, comme il l'a dit spirituellement, l'heure qu'il est, c'est-à-dire sans préliminaires, sans préambule, sans le discours d'ouverture d'usage, M. Girardin s'est jeté du premier coup, et du premier élan de sa vive parole, dans l'analyse du Contrat social. Le Contrat social de Rousseau (que Voltaire appelait « le contrat insocial ») eût été, à toute époque, un curieux sujet d'étude. Aujourd'hui, il avait de plus le mérite d'un incomparable à-propos.

Le Contrat social est, parmi les ouvrages de JeanJacques Rousseau, celui qui, comparé à tous les autres, s'éloigne le plus de sa manière, bien que procédant, et sans bâtardise, de son génie propre. Rousseau,

quand on le considère dans l'ensemble de ses œuvres, semble plus poète que philosophe, plus orateur que penseur, plus porté à l'exaltation qu'au raisonnement; mais ce qui le caractérise par-dessus tout, c'est l'ignorance ou le mépris de la vie réelle. J'écarte l'histoire de sa vie même, qui est présente à tous les souvenirs. Depuis l'âge le plus tendre jusqu'à son dernier soupir, depuis l'échoppe de l'horloger, son père, jusqu'au salon de M. de Girardin, son hôte, de Genève à Ermenonville, de 1712 à 1778, à travers toutes les vicissitudes de cette existence vagabonde, ce qui domine dans sa vie, c'est le défaut de raison et de conduite; c'est la révolte contre l'expérience. Jamais plus grand esprit n'avait été mis au service d'un caractère plus pitoyable; jamais histrion courant les foires n'avait joué plus misérablement, avec des travestissements plus burlesques, des rôles plus infimes, depuis le laquais insolent jusqu'à l'amoureux éconduit. Telle était la faiblesse de ce grand génie la mollesse et la mobilité de l'âme avec une sensibilité d'esprit supérieur. Par ce don de son esprit, Jean-Jacques Rousseau pouvait atteindre à tous les grands effets du style, et il est pour la vigueur, l'ardeur et l'éclat, la logique mêlée de flamme, coinme dit M. Sainte-Beuve, un des plus grands maîtres de la langue française. Par cette faiblesse de son âme, impuissante à s'attacher fortement à la vie réelle, Jean-Jacques Rousseau était incapable de s'appliquer avec succès à l'étude des phénomènes politiques. Ecrivain incomparable, philosophe incomplet, pédagogue inconséquent, la nature lui avait refusé les qualités du législateur.

M. Saint-Marc Girardin a très énergiquement

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caractérisé cette inaptitude du grand écrivain, quand il l'a représenté, dans la chaleur de la composition, emporté par l'élan irrésistible de son esprit, et «< enfantant des monstres qui, une fois créés, l'épouvantent. Rousseau lui-même raconte, dans ses Confessions, comment l'inspiration lui arrive : « Tout à coup, dit-il, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières et ma tête, prise par un étourdissement semblable à l'ivresse; une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue... >> C'est ainsi que l'auteur d'Émile conçoit ses œuvres. La fièvre cérébrale ne procède pas autrement. « Ah! monsieur, disait Rousseau à un honnête père de famille qui se vantait devant lui d'avoir élevé son fils suivant les préceptes de l'Émile; ah! monsieur, tant pis pour vous et votre fils!» M. Girardin a donc raison : Jean-Jacques Rousseau, une fois le monstre enfanté, recule, mais le monstre vit. Est-ce ainsi, et dans un accès de cette fécondité convulsive, que le Contrat social fut conçu? Je l'ignore; Jean-Jacques Rousseau n'en dit rien. J'ai plutôt l'idée qu'il aimerait à laisser croire que le Contrat social est le produit d'une raison calme et d'une expérience maîtresse d'ellemême : « On me demandera, dit-il avec une sublime impertinence, si je suis prince ou législateur, pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c'est pour cela que j'écris sur la politique. Si j'étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il faut faire, je le ferais... » Ainsi ce que Jean-Jacques Rousseau écrit dans le Contrat social, c'est ce qu'il ferait. L'abstraction où il s'égare, l'utopie

qu'il rève, c'est la pratique que prince, sénateur ou tribun, il réaliserait sur l'heure. Et aussi bien, un jour, il se met à l'œuvre. Des envoyés de la nation polonaise viennent lui demander une constitution. Lisez la réponse de Jean-Jacques Rousseau, « ses Considerations sur le gouvernement de Pologne ». La République de Platon et le royaume de Salente sont des modèles d'organisation politique auprès du roman de JeanJacques Rousseau. Le Contrat social, sans en excepter l'excellente leçon de M. Girardin lui-même, n'a jamais eu ni un meilleur commentaire ni un préservatif plus efficace.

Considéré dans sa forme, le Contrat social est une exception dans la manière de Jean-Jacques Rousseau. Le style y est d'une concision étudiée, d'une métaphysique laborieuse, et il affecte, sans y atteindre, ces grandes qualités de la méthode de Montesquieu dans l'Esprit des Lois, la sobriété dans la vigueur. Le Contrat social n'est qu'une abstraction fatigante; mais, jugé dans la pensée qui l'a conçu, c'est bien encore là une de ces œuvres que Rousseau déchaîne sans les aimer, par une sorte d'insatiable instinct de réforme confuse et de destruction. Jean-Jacques Rousseau a passé sa vie à rêver la fin du monde. Le premier triomphe de sa plume, il le dut à une thèse contre la civilisation, et on sait que, renonçant alors à un obscur emploi qu'il occupait chez le fermier général Dupin, il vendit sa montre en disant: « Grâce au ciel, je n'ai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. »> C'est ainsi qu'il s'empressait de rompre en visière avec le siècle, parce que quelques beaux esprits de province avaient couronné son paradoxe. Le Contrat so

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