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précaution prise par un prince si sage ne sauroit avoir pour objet que d'affermir la tranquillité dans toute l'Europe. Comme l'empereur a le même dessein, le moyen certain de le faire réussir ne seroit-il pas de faire entrer Sa Majesté impériale dans les mesures que le testament règle selon les apparences? »

« Le roi,» répondit le maréchal de Villars, « a déclaré que personne n'avoit connoissance de ce testament, et il a paru à tout ce qui l'approche le plus qu'il vouloit que le secret en fût gardé jusqu'après sa mort. Toutes les précautions qu'il a prises pour cela marquent assez qu'il n'en fera part à personne. Vous savez que l'on a fait dans la grand'chambre du palais une place où le coffre est enfermé sous trois clefs, dont l'une est entre les mains du roi, l'autre est gardée par le premier président, et la troisième par le procureur général. On doit compter que le roi persistera dans le dessein de ne s'ouvrir à personne de ses intentions. »

Le prince Eugène ne répliqua rien, et l'on passa à d'autres matières qui regardoient le roi d'Espagne, et les états que ce prince possédoit en Italie. Le prince Eugène dit que l'empereur prendroit volontiers le roi pour juge de ces différends. On parla ensuite des intérêts mutuels qu'avoient le roi et l'empereur de serrer les noeuds de leur union, d'autant plus nécessaire que le bien de la religion demandoit une parfaite intelligence entre eux. Enfin on traita des affaires d'Angleterre et des différends qui, pour lors, partageoient les treize cantons.

Toutes ces matières furent discutées entre le prince Eugène et le maréchal de Villars seuls, sans que les

autres ambassadeurs en eussent aucune connoissance, ni même leurs premiers secrétaires, et enfin ils jetèrent les premiers plans d'une union qui, selon toutes les apparences, auroit produit la gloire et l'augmentation de puissance des augustes maisons de France et d'Autriche. Ils devoient presser mutuellement la nomination et le départ de deux ambassadeurs pour résider l'un à Paris, l'autre à Vienne, ce qui n'avoit pas été depuis plusieurs siècles.

Le roi étoit pour lors occupé des intérêts du roi d'Angleterre, et, bien que cette affaire exigeât un secret impénétrable, l'on pouvoit espérer que l'empereur n'y seroit pas absolument contraire; mais il n'étoit pas encore temps de s'ouvrir sur cette matière au ministre de l'empereur, et il importoit auparavant d'être assuré que Sa Majesté impériale étoit bien déterminée à abandonner les intérêts du duc d'Hanover appelé à la couronne d'Angleterre. Honneur dont on prétendoit qu'il désiroit plutôt le titre que la fausse autorité des rois d'Angleterre, qui ne se conserve que par des conseils souvent violents, et par conséquent dangereux.

L'empereur fit un présent de 20,000 francs au s' d'Hauteval, premier secrétaire du maréchal de Villars, et qui avoit servi de secrétaire d'ambassade à Rastatt. Le maréchal de Villars supplia le roi de faire un présent, pour le moins aussi considérable, au s' de Penteriedder, qui avoit fait la même fonction auprès du prince Eugène, et que nous verrons dans la suite faire figure dans les ambassades et auprès de l'empereur.

Le maréchal de Villars apprit la veille de son départ

que le roi avoit donné au maréchal de Villeroy la charge de chef du Conseil des finances, sur laquelle le prince Eugène et les autres ambassadeurs avoient déjà fait des compliments au maréchal de Villars, persuadés tous qu'elle ne pouvoit regarder que lui. Cette nouvelle engagea le maréchal de Villars à écrire, le 10 septembre 1714, la lettre que l'on trouvera ci-jointe adressée à Mme de Maintenon :

Vous aurez trouvé, Madame, que nous n'avons pas laissé languir la signature du traité solennel entre le roi, l'empereur et l'Empire, et vous trouverez aussi que je ne vous ai pas flattée quand j'ai eu l'honneur de vous assurer que les changements arrivés en Angleterre ne troubleroient pas la paix. Il étoit bon cependant qu'elle fût faite, et j'espère, avec l'aide du Seigneur, qu'outre le bonheur de la paix, le roi aura la gloire de voir son alliance et son amitié véritablement recherchées par la maison d'Autriche. Vous serez satisfaite, Madame, des assurances que je porte à Sa Majesté sur cela.

Nous avons su par les lettres de Genève qu'il étoit arrivé un courrier à M. le maréchal de Villeroy pour lui apprendre les dernières et grandes grâces que le roi lui fait. Le prince Eugène m'avoit fait des compliments que je n'avois pas reçus, et le grand nombre de ministres étrangers qui sont ici, et qui trouvent l'empereur si heureux d'avoir un ministre tel que le prince Eugène, s'imaginoient que celui des généraux du roi, qui a le plus vu de grandes et heureuses guerres finies par la plus importante des négociations, auroit infailliblement l'honneur d'entrer dans son conseil. Pour moi, Madame, je me trouve toujours trop heureux quand je songe qu'ayant le bonheur d'approcher le plus grand et le meilleur maître du monde, je ne lui rappelle point de fâcheuses idées; qu'il peut penser : << celui-là m'a plusieurs fois mis en péril, et cet autre m'en a tiré. >> Que me faut-il de plus? Les autres avoient besoin de consolations pour les malheurs qu'ils ont eus, et moi je suis trop bien payé de mes services, et véritablement très content, pourvu que vous me permettiez de compter toujours sur vos bontés,

et que vous me fassiez l'honneur de me regarder comme l'homme du monde qui est, etc.

Le traité fut lu dans la maison de la ville de Bade, les portes ouvertes, en présence de tous les ministres étrangers et de tout ce qu'il y avoit de gens considérables. Les deux chefs de l'ambassade avoient deux places distinguées, et après eux étoient les ambassadeurs du roi et de l'empereur. Le traité étoit en latin.

Le 11, les deux chefs partirent, le prince Eugène pour Vienne, et le maréchal de Villars pour Fontainebleau où étoit la cour. Le prince Eugène dit qu'étant venu sans équipage, il n'avoit compté sur aucun secours de l'empereur, qui, pourtant, lui avoit envoyé la veille de son départ 100,000 livres pour son voyage. On donna 10,000 écus au maréchal de Villars.

Comme il pouvoit arriver que l'empereur auroit à traiter avec le roi directement, le princé Eugène donna un chiffre au maréchal afin de pouvoir traiter ensemble. Il est certain que, durant tout le temps que les deux généraux furent à Bade, le prince de Savoye n'oublia aucune des assurances qu'il pouvoit donner de la part de l'empereur, et de son désir sincère de s'unir pour toujours avec le roi, tant pour l'intérêt de la religion que pour les leurs particuliers, et qu'il parut vouloir détruire à jamais cet ancien préjugé que les maisons de France et d'Autriche seroient éternellement irréconciliables.

Le maréchal de Villars fut très bien reçu du roi, mais enfin il trouva le maréchal de Villeroy revêtu de la charge de chef du Conseil des finances et ministre, situation bien différente des affaires et des emplois qu'ils occupoient l'un et l'autre depuis six ou sept ans.

Après les grands services que le maréchal de Villars avoit rendus à l'État, le roi avoit quelque peine de ne pouvoir faire une chose à laquelle il savoit que le maréchal avoit pensé. Il le témoigna à Contade, qui avoit été envoyé de Rastatt pour porter le traité de paix. En lui parlant de ce que le maréchal de Villars pouvoit désirer, il lui dit : « Mais il a songé à être connétable. » Contade répondit que jamais le maréchal n'en avoit rien fait connoître à ses amis de la plus étroite confiance, dans le nombre desquels il croyoit être. Il est vrai que le maréchal de Villars avoit écrit à Mme de Maintenon: « Que les bontés dont le roi l'honoroit et la juste confiance qu'elles pouvoient lui donner le flattoient assez pour oser prétendre à la dignité de connétable, et pour prendre la liberté de lui dire (à Mme de Maintenon) que, non seulement depuis qu'il y avoit eu des connétables, mais même depuis le commencement de la monarchie, et dans les siècles encore plus reculés, on ne trouveroit pas d'exemples qu'un général eût commandé pendant tant d'années, et de si nombreuses armées, dans des conjonctures plus difficiles. Qu'il avoit eu le bonheur de relever plusieurs fois l'État chancelant et de terminer la guerre la plus dangereuse, et de signer la paix la plus glorieuse pour son maître. » Et, dans la vérité, l'antiquité la plus reculée donne peu d'exemples qu'un royaume ait soudoyé pendant dix années de suite des forces si prodigieuses sous les ordres du même général.

Le maréchal ajoutoit dans sa lettre à Mme de Maintenon « Qu'il se croiroit indigne de l'estime de son maître s'il ne faisoit pas connoître qu'il croyoit avoir mérité l'épée de connétable. Mais qu'en même temps

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