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savoit, en effet, qu'il l'avoit désiré à quelque autre, auquel il lui auroit fait beaucoup d'honneur d'avantages bien moins considérables que ceux que le maréchal avoit obtenus.

Le maréchal de Villars reçut une lettre du prince Eugène du 23 février en réponse à celle que lui avoit portée M. de Contade, par laquelle il promettoit de se rendre à Rastatt le 27 du même mois, protestant que, sur les dernières explications que le roi désiroit, il avoit été aussi loin qu'on pouvoit l'attendre de lui; qu'il avoit toujours assuré qu'on ne lui trouveroit pas de mauvaise finesse, et qu'ayant lieu de croire que l'on vouloit finir et qu'il n'étoit question que de parler clairement, il ne balançoit pas à se rendre à Rastatt1.

Il faut observer que le roi désira fortement que, dans le traité, les électeurs de Bavière et de Cologne fussent nommés avec leurs dignités dont ils avoient été privés par leurs bans.

Le prince Eugène étant arrivé dit au maréchal de Villars, en présence du sieur de Contade, et avec une sincérité qui lui est naturelle, que, s'il avoit pu prévoir que l'on eût emporté des avantages aussi considérables pour le roi dans la négociation, il auroit mieux aimé avoir les bras cassés que de s'en charger; mais que l'on avoit gagné l'un après l'autre divers points auxquels il ne s'attendoit pas.

M. Voysin manda au maréchal qu'il ne pouvoit s'empêcher de lui dire en confidence qu'il pressoit assez souvent le roi avec trop de vivacité. Le maré

1. Le texte de la lettre que nous donnons (op. cit., II, 111) ne justifie pas complètement cette analyse.

chal lui répondit qu'il savoit bien que les maximes des courtisans étoient de préférer le bonheur de plaire au maître à la gloire de le bien servir, mais que, comme il avoit toujours été très éloigné de ces principes, il ne changeroit pas ; qu'au reste, lorsqu'il osoit disputer au roi certaines choses, il les refusoit fortement au prince Eugène, que, par cette conduite, il parvenoit au bonheur de conclure une paix que les bons serviteurs du roi trouveroient plus glorieuse et plus utile qu'ils ne l'avoient jamais espérée, et qu'enfin il vouloit bien que ses ennemis fussent les juges de sa conduite, persuadé que l'événement la justifieroit assez.

Le prince Eugène s'étoit rendu à Rastatt, trois heures avant le temps qu'il avoit marqué au maréchal de Villars, voulant avoir la politesse d'y arriver le premier, et n'étant plus question de cérémonies. Ses premières expressions marquoient le désir sincère qu'il avoit de pouvoir contribuer au rétablissement d'une intelligence parfaite entre l'empereur et le roi; il dit même que l'intention de son maître étoit de choisir dans sa cour ce qu'il y avoit de plus considérable pour l'envoyer ambassadeur extraordinaire auprès du roi.

Le maréchal pressa pour terminer le peu de différends qui restoient pour conclure une paix générale avec le roi d'Espagne. Le prince Eugène répondit que le roi en seroit le médiateur, mais que l'empereur et l'impératrice, ne pouvant rien obtenir pour les Catalans dont ils causoient la ruine, vouloient au moins, pour leur honneur, pouvoir dire : « Nous ne vous avons pas abandonnés, puisque nous n'avons pas voulu conclure avec le roi d'Espagne.» « Si je vous montrois, ajouta-t-il, les lettres de la main de l'empereur et de

l'impératrice sur ce sujet, vous comprendriez que c'est un malheur pour moi d'avoir traité une paix dans laquelle je n'ai pu obtenir ce qui étoit le plus précieux à l'un et à l'autre. Moi-même, quand je songe qu'avec l'abandon des Catalans et de Portolongone vous avez obtenu le rétablissement total des électeurs, la paix entière de Riswick et Landau fortifié, je trouve, Monsieur le maréchal, que depuis deux ans vous m'avez assez maltraité. L'amitié qui est entre nous ne m'empêche pas de le sentir vivement, et je vous assure que je ne serai pas bien traité à Vienne 1. >

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« Je puis vous répondre, » lui répliqua le maréchal, <que je le suis beaucoup plus mal à Versailles. » Sur quoi, le prince Eugène dit : « Hé bien, je vous répète, Monsieur le maréchal, que, si j'avois pu imaginer que l'on eût porté aussi loin les intérêts de votre maître, j'aurois mieux aimé avoir les bras cassés que de me charger de la négociation. »

On apprit, le 3 mars, la mort de la reine d'Espagne, princesse d'un mérite accompli, et qui avoit montré tout l'esprit et toute la fermeté d'une héroïne dans les diverses fortunes qu'avoit essuyées le roi d'Espagne, surtout lorsqu'il fut contraint d'abandonner sa capitale. Cette perte étoit bien importante pour la France, et elle ne se fit que trop sentir quelques années après par le caractère opposé de la reine qui succéda à cette charmante princesse.

1. Eugène écrivait pourtant en même temps à l'empereur : « J'ai la confiance d'avoir obtenu, malgré la supériorité militaire de nos ennemis et la défection de nos alliés, des conditions de paix plus avantageuses et plus glorieuses que celles que nous eussions obtenues à Utrecht... »

Les dix jours que le prince Eugène et le maréchal de Villars passèrent à Rastatt, ils dînèrent et soupèrent régulièrement ensemble, alternativement chez l'un et chez l'autre. Dans le premier voyage, ils dînoient tous les jours ensemble, mais ils n'y soupoient pas.

Pendant ce peu de jours, il vint divers princes de l'Empire à Rastatt, entr'autres les princes de Wirtemberg, de Dourlac et de Solern, le neveu de l'électeur de Mayence et plusieurs généraux.

Enfin, les deux plénipotentiaires commencèrent à lire le traité le 6 mars, à six heures du soir, espérant, dans la résolution où ils étoient l'un et l'autre de ne point faire de mauvaises difficultés, qu'ils pourroient signer avant minuit. Le prince Eugène, le maréchal de Villars, M. de la Houssaye, le baron de Hundheim, les sieurs de Penterieder et d'Hauteval, premiers secrétaires, cherchèrent tous également ce qui pouvoit convenir; on ne put, néanmoins, finir à mettre au net le traité qu'à sept heures du matin du 7 mars, et, l'instant après avoir signé, le prince Eugène et le maréchal de Villars montèrent dans leurs chaises de poste pour se rendre l'un à Vienne et l'autre à Versailles. En se quittant, ils se promirent mutuellement la continuation de leur vive amitié. Elle avoit commencé, en 1687, à la campagne de Hongrie, dans laquelle le maréchal de Villars conçut une grande idée du prince Eugène. Tous deux furent élevés l'année d'après dans les dignités de la guerre. Le prince Eugène, par sa haute naissance et par son mérite, parvint en peu d'années au premier commandement. Le maréchal de Villars, qui avoit été fort maltraité par M. de Louvois et qui vit sa haine cesser cette année-là, se trouva en moins de trois ans, de

mestre de camp, commandant en chef un corps d'armée, comme on l'a vu dans ces Mémoires.

Il se rendit à Versailles le 14. Le duc de Lorraine lui avoit fait demander avec beaucoup d'empressement une entrevue lorsqu'il passeroit près de Lunéville, et il envoya de ses officiers pour être informé précisément du moment. Il marqua au maréchal tous les sentiments de la plus vive estime et du désir qu'il avoit d'avoir part dans son amitié.

Ce prince est très poli et a toutes les qualités d'un honnête homme. Il est fort attaché à la maison d'Autriche, élevé par une mère sœur de l'empereur Léopold et d'un mérite distingué. La situation de ses États ne lui permettant pas de prendre part à la guerre, on lui a vu pendant sa vie un attachement très tendre et très constant pour Mme de Craon1, dont il a fait le mari prince de l'Empire et grand d'Espagne, par son crédit auprès de l'empereur.

Le maréchal de Villars fut reçu du roi avec toutes les marques de bonté que ce grand roi pouvoit marquer à un serviteur zélé qui venoit de lui rendre de si grands services. Il lui donna en arrivant les grandes entrées qui étoient la faveur la plus distinguée par la liberté qu'elle donnoit d'approcher de sa personne en tous temps, et il joignit à cette grâce celle d'accorder au marquis de Villars tous les gouvernements de son père, de la même sorte que Sa Majesté avoit accordé celui de Languedoc au prince de Dombes, son petitfils.

1. Anne-Marg. de Ligniville, deuxième femme de Marc de Beauvau, princesse de Craon et mère de dix-huit enfants, dame d'honneur de la duchesse de Lorraine (El.-Ch. d'Orléans).

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