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cussion; mais qui lit de tels Mémoires, circonscrits dans le cercle des intérêts privés, où les questions, même les plus hautes, sont forcément rapetissées par le point de vue particulier et exclusif? On sait encore qu'en l'année 1811 il ne perdit pas un procès, et il en plaidait ordinairement deux chaque jour !

L'ère publique de M. Curasson commença donc seulement quand finissait l'Empire. Son éducation, les sympathies de sa jeunesse, tout le donnait à la Restauration. Son cabinet devint le quartier général des hommes et des idées royalistes. Pendant plusieurs années, en traversant les Cent-Jours, préfets, généraux même se voyaient chez lui comme chez eux. Ses judicieuses consultations s'étaient élevées de l'intérêt privé aux intérêts d'état et d'administration. Tous les emplois gratuits vinrent à lui, car il n'en rechercha jamais d'autres. Conseils municipaux, d'arrondissement, d'hospices, étaient dominés par son influence. Son avis, ce premier jugement, suivant le mot célèbre d'un grand magistrat, n'était plus restreint aux questions de Code. Il était entouré de considération et d'importance; son pouvoir était grand quoiqu'en dehors des hiérarchies. On n'eût pas songé à lui offrir un siége en Cour royale, qui n'eût fait que rétrécir son existence; il n'eût pas songé à demander un morceau de ruban sa toge usée par les audiences, comme un vieux drapeau par les balles, suffisait à ses trophées.

Son noble état et son noble cœur ne pouvaient pourtant jamais faire de lui un homme de vengeance et de réaction. C'est lui qui défendait les compromis des Cent-Jours, quand son éloquence pouvait espérer des rigueurs de la justice l'absolution de leurs erreurs. Dans une cause fameuse, il sauva le général Marchand, entraîné à Grenoble par ses soldats et par Labédoyère. Plus tard, et dans une cause bien différente, il arrivait au secours de Martainville, poursuivi devant la Cour royale de Besançon.

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1830 survint: il trouva le royaliste sur la brèche pendant que les chefs hiérarchiques étaient tombés. La Gazette de Franche-Comté s'éleva et vécut de sa direction et de ses œuvres. Les temps demandaient un publiciste : il fut publiciste comme il avait été avocat, comme il fut depuis jurisconsulte et commentateur, comme il eût, au besoin, été casuiste, rien qu'avec ses souvenirs de séminaire. Son esprit était prêt à tout. L'émeute brisa ses vîtres; le pouvoir, irrité contre lui, voulut le frapper. Mais où? Il ne lui restait qu'une fonction publique ; il était conseil gratuit du grand hôpital et des pauvres; il fut destitué, puis réintégré quelques années après. C'est alors qu'il écrivit au préfet la lettre suivante qui mérite d'être citée, parce qu'elle est un abrégé de sa vie.

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« Monsieur le Préfet, c'est avec empressement que j'accepte >> de nouveau le mandat de défenseur des pauvres. La révolution » de juillet ne m'avait trouvé que là; c'est la scule fonction qu'elle ait pu m'ôter. Puisque le Gouvernement croit devoir >> revenir à des conseils plus modérés, je suis charmé de rentrer » en possession d'une place où les divers pouvoirs qui se sont » succédé n'ont jamais songé à m'atteindre pendant plus de >> vingt ans. >>

Le temps des émotions de jeunesse, des fatigantes discussions, des incessantes plaidoiries était passé. Chaque âge révélait en M. Curasson un talent. Il consacra sa maturité au travail sédentaire du jurisconsulte.

En 1827, lors de la discussion du Code forestier, il présenta aux Chambres des observations sur le projet de loi, proposant dans l'intérêt de la propriété et des communes divers changements qui ont passé dans la loi.

En 1828, il avait publié le Code forestier, conféré et mis en rapport avec la législation qui régit les différents propriétaires et usagers dans les bois, 2 vol. in-8°.

En 1838, le célèbre Proudhon, son ami, lui confia la révision des trois derniers volumes du Traité de l'usufruit, relatifs aux

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droits d'usage, Servitudes réelles, de jouissance des biens communaux, etc., pour les mettre en harmonie avec la nouvelle législation forestière et communale. L'ouvrage fut augmenté d'un tiers, et le travail modeste du commentateur n'en est pas la partie la moins remarquable.

En 1839, il fit paraître son Traité de la Compétence des juges de paix, qui, dans l'année même, fut épuisé, et dont la nouvelle édition, corrigée et notablement augmentée par lui, a été complètement réimprimée sous ses yeux, et va paraître à Dijon chez son libraire ordinaire, M. Lagier.

Je ne veux pas omettre la mention d'un excellent discours qu'il lut à l'Académie de Besançon sur l'Origine des Communes. C'est une belle page d'histoire, de droit politique et de droit civil.

Il mûrissait d'autres ouvrages. Le Régime Municipal en France, objet des études spéciales de toute sa vie, et dont son discours académique n'était qu'un préliminaire, devait être développé historiquement et judiciairement jusqu'à la législation actuelle. Les rapports du droit civil et du droit canon devaient être exposés dans un répertoire dont quelques parties sont ébauchées; enfin, il réunissait les matériaux d'un Cours complet théorique et pratique de procédure civile. Mais cette vie si pleine allait être brusquement arrêtée dans sa fécondité et dans sa force : une fracture grave, suite d'une chute en voiture, porta, par les précautions qu'elle nécessitait, la désorganisation au sein de cette nature si constamment occupée. Il s'éteignit le 15 août 1841, âgé de 71 ans, avec toute la lucidité de son esprit, toute la bonté de son cœur, toute la plénitude de son jugement, regrettant ses enfants, ses amis et ses ouvrages.

DIJON IMPR. DE FRANTIN. 1842.

Est sapientis judicis, meminisse se hominem, cogitare, tantùm sibi à populo romano esse permissum, quantùm commissum et creditum sit, et non solùm sibi potestatem datam, verùm etiam fidem habitam esse meminisse; posse, quem oderit absolvere, quem non oderit condemnare; et semper non quid ipse velit, sed quid lex et religio cogat, cogitare: animadvertere, quâ lege reus citetur, de quo reo cognoscat, quæ res in questione versetur.

CICERO, orat. pro Cluentio.

DANS l'origine, nos pères, pasteurs ou soldats, plutôt que laboureurs et citoyens, avaient peu d'intérêts à régler. «Tout le monde, dit le président de Montesquieu, était bon pour être magistrat, chez un peuple qui suivait la simplicité de la nature, et à qui son ignorance et sa grossièreté fournissaient des moyens aussi faciles qu'injustes de terminer les différends, comme le sont le sort, les épreuves par l'eau, par le feu, les combats singuliers, etc. »>

Le sol gaulois ne présentait pas alors le riant aspect de villages ou hameaux dont les habitants forment une' communauté locale, ayant son administration particulière. Ses campagnes, couvertes de bruyères et de forêts impénétrables, n'étaient guère peuplées que d'esclaves et de quelques colons employés à défricher une partie de ces immenses possessions, appartenant au fisc et à de riches propriétaires. Les villes, où résidaient la noblesse et la bourgeoisie, étaient le siége d'une magistrature élective, et jouissaient seules des avantages du régime municipal. Établie par les Romains, cette institution rendit les cités florissantes; mais elle fut dénaturée et pres

que entièrement anéantie par

le despotisme impérial. Devenus maîtres des Gaules, les rois francs succédèrent aux Romains; ils en prirent la police. Et, sous la première et la seconde race, les libertés municipales reprirent leur ancienne vigueur. Plusieurs monuments attestent même que les magistrats des cités, qualifiés de rachinbourgs, échevins ou prud'hommes, et nommés par leurs concitoyens, remplissaient tout à la fois des fonctions administratives et judiciaires (1).

Investis, par la conquête, des grandes propriétés qui appartenaient au fise dans les campagnes, les rois francs distribuèrent à leurs capitaines une partie de ces dépouilles, et, à l'exemple des empereurs, formèrent ainsi ces bénéfices militaires qui, de personnels et amovibles qu'ils étaient, furent, quelques siècles après, érigés en fiefs héréditaires. La justice territoriale fut confiée à ces bénéficiers, sous l'autorité des ducs et des comtes placés à la tête des provinces, fonctionnaires prééminents que le prince faisait aussi surveiller par des commissaires ou missi dominici.

Telle fut l'origine des justices seigneuriales qui, dans le principe, étaient moins un droit qu'une charge

(1) Que nul n'ait la témérité de prononcer sur les causes, si ce n'est celui » qui, d'après l'accord du peuple, a été établi juge par le duc, afin de rendre >> des jugements. » Tels sont les termes d'un capitulaire donné par Dagobert en l'année 630.-Charlemagne, dans un capitulaire de 809, ordonne aussi, art. 22, que « des juges, etc., échevins, bons, véridiques et doux, soient choisis par » le comte et le peuple. »-« Partout, dit encore Louis-le-Débonnaire, dans un >> capitulaire de 829, où nos envoyés trouveront de mauvais échevins, qu'ils >> les chassent, et qu'avec le consentement du peuple, ils en mettent de bons » à la place. » — En 873 Charles-le-Chauve publie encore une ordonnance semblable. Enfin un autre capitulaire défend de distraire les habitants de la cité, de leurs juges naturels, par le motif que chacun doit être jugé par ceux qu'il a choisis. Peregrina judicia generali sanctione prohibemus,quia indignum est ut ab externis judicetur, qui provinciales et ▲ SE ELECTOS debet habere judices.

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