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sonnes était un fait naturel. Mais il était la négation de cette partie de l'unité nationale, l'unité de législation. Il était aussi la négation de cet autre aspect de l'unité nationale, l'unité administrative.

Jusqu'en 1789, la commune elle-même était un privilège réservé à moins de 300 villes. L'émancipation communale des x et xe siècles ne s'était en effet produite que dans des centres de population assez puissants pour conquérir leurs chartes d'affranchissement, le plus souvent les armes à la main. Encore avait-il fallu que le mouvement communal trouvât un point d'appui dans le mouvement corporatif qui l'avait précédé. Corporations d'arts et métiers, communes du moyen-âge, communes politiques, communes armées, avaient été des bienfaits, des nécessités, et des progrès, au milieu des violences féodales. Elles sont un anachronisme dans un état social qui assure à tous la sécurité des personnes et des biens et la liberté. du travail. Même après la lutte des anciennes alliées, communes et royauté, les communes, devenues purement administratives, restaient un privilège dans un pays où toutes les autres parties du territoire, paroisses et communautés d'habitants, sans officiers municipaux, étaient directement administrées par les officiers du Roi.

Au point de vue provincial, la division des généralités on pays d'Élection et pays d'États, les uns administrés par l'Intendant au nom du Roi, et les autres par les États ou assemblées de la province, présentait un autre aspect du défaut d'unité dans la législation de la France. Les efforts de la royauté en deux sens différents, d'une part, pour triompher, dans l'intérêt de sa propre puissance, de l'indépendance des États, sous Louis XIV et Louis XV, et ensuite

sous Louis XVI, à la veille de la Révolution, pour doter les pays d'élection d'assemblées provinciales, laissaient subsister, tout en l'atténuant, le défaut d'unité dans l'administration des provinces.

A l'un et à l'autre de ces points de vue, il ne s'agit pas seulement d'une dualité de régime, puisque la diversité se reproduisait dans les communes entre elles, et entre les différents pays d'États.

La nuit du 4 août 1789 a pu seule réaliser cette partie de l'unité nationale. Il n'y avait pas dans le droit public d'unité de législation possible. Cette unité était inconciliable avec les privilèges de territoire. La Révolution seule les a fait disparaître. C'est dans la loi célèbre portant abolition du régime féodal, des 4-11 août 1789, que se trouve le texte de l'article 10 abolissant les privilèges de territoire. Après les privilèges de personnes sacrifiés sur l'autel de la patrie, la grande Assemblée, dans une pensée d'égalité et d'unité, consacre l'abolition « de tous les privilèges locaux », suivant l'expression de Sieyès. Les députés des provinces et des villes, et les provinces ellesmêmes, renoncent volontairement à leurs privilèges tant de fois séculaires, parce qu'ils les reconnaissent contraires à l'unité nationale et au bien du pays tout entier 1.

Dans le droit public de la France, l'unité de législation

1. « Une Constitution nationale et la liberté publique étant plus avan <«<tageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouis«saient, et dont le sacrifice est nécessaire à l'union intime de toutes «les parties de l'empire, il est déclaré que tous les privilèges particu<«liers des provinces, principautés, pays, cantons, villes et commu«nautés d'habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, sont abolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun <de tous les Français (Décret des 4, 6, 7, 8 et 11 août 1789,sanctionné le 21 septembre et promulgué le 3 novembre 1789, art. 10) ».

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devient alors possible, et avec elle l'unité administrative. La création des départements substitués aux anciennes provinces, et dont Sieyès jusqu'à la fin de sa longue carrière, au témoignage de son illustre biographe, M. Mignet [no 106], revendiquait avec fierté la grande idée, complète l'unité politique de la France par son unité administrative. « L'État est un », dit l'Assemblée constituante dans son instruction du 8 janvier 1790 sur la loi du 22 décembre 1789; <«<les départements ne sont que des sections d'un même «tout; une administration uniforme doit donc les embras«ser tous dans un régime commun ». Dans l'introduction de l'édition de 1840 de son Droit administratif, de Cormenin a pris le mot de centralisation dans le sens d'unité, en disant que « la centralisation explique la France administrative ». Il dit à deux reprises, en donnant dans chaque passage des noms de provinces différentes, et après l'éloge de la division de la France en départements : «< il (( n'y a plus de Guienne, de Roussillon, de Languedoc, de << Provence, de Champagne; il n'y a plus qu'une France. »

L'extension, même excessive par la création d'un trop grand nombre de communes, du droit municipal à la France tout entière fut aussi, sous une autre forme, la réalisation de l'unité administrative absente avant 1789.

Le défaut d'unité législative et le défaut d'unité administrative n'étaient pas les seuls obstacles à la formation, dans notre ancienne France, d'un Droit administratif scientifiquement existant et codifiable.

Un autre obstacle résultait de la confusion des pouvoirs et des autorités. Le conseil du roi, les parlements, les chambres des comptes, la cour des monnaies, les intendants, les cours des aides, etc., avaient à la fois des

attributions administratives et judiciaires. Partout le judiciaire et l'administratif étaient mêlés et confondus dans les institutions et dans les lois.

Le même phénomène se retrouve nécessairement dans les ouvrages des anciens auteurs, dans le Traité de la police de De La Marre, comme dans le Droit public de Domat, le Droit public de France de l'abbé Fleury, et l'Institution au droit public de d'Aguesseau, naturellement le plus judiciaire de tous ces ouvrages de droit public. Le Droit administratif, par suite de ce mélange général, disparaît dans l'ordre judiciaire.

Sans doute, l'Assemblée constituante, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, du 26 août 1789, admise aussi dans la nuit du 4 août, a proclamé, dans son article 16, le principe de la séparation des pouvoirs. Sans attendre, ni la loi des 16-24 août 1790 (titre 2, art. 13), portant que « les fonctions judiciaires sont distinctes et << demeureront toujours séparées des fonctions adminis«<tratives... », ni la Constitution de 1791 (t. III, ch. v, art. 3), l'article 7 de la loi du 22 décembre 1789 consacre le principe de la séparation des deux autorités administrative et judiciaire.

L'Assemblée nationale, dans l'instruction déjà citée. du 8 janvier 1790, dit encore: «Tout acte des tribunaux. « et des cours de justice tendant à contrarier ou à suspen«dre le mouvement de l'administration, étant inconstitu«<tionnel, demeurera sans effet, et ne devra pas arrêter les « corps administratifs dans l'exécution de leurs opéra<< tions. >>

La suppression de ces obstacles fut ainsi consommée.

II

La Révolution française a donc fait disparaître les obstacles qui s'opposaient dans notre ancienne France à la formation du Droit administratif. Elle l'a rendue possible. Les principes de 1789 lui ont donné la vie. Mais ces suppressions et ces principes de vie étaient de date trop récente et le travail d'élaboration n'avait pu se produire.

La différence de situation restait profonde en effet, lorsque s'ouvrit, au commencement du XIXe siècle, la période de codification de nos lois, entre le Droit administratif et le Droit civil, et les autres branches codifiées du droit français.

Pour ces dernières, et pour le Droit civil spécialement, la Révolution n'avait apporté que des changements partiels, sur des points déterminés, à un droit préexistant. Il était possible, dans une période de calme intérieur, avec beaucoup de travail, d'esprit de suite, de puissance de volonté, de combiner ces sources diverses, le droit écrit, le droit coutumier, le droit des Ordonnances, le droit de la Révolution, pour en faire le Code civil. La plupart des matériaux étaient préparés par le travail et l'expérience des siècles, et passés au crible d'une récente et prodigieuse épreuve.

Pour le Droit administratif au contraire, au commencement du XIXe siècle, les matériaux manquaient, bien que

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