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LA THÉORIE DES TROIS POUVOIRS CONDAMNÉE PAR LES l'autre ne participerait-elle pas du même pouvoir si sa compétence est reconnue?

Cette vérité est tellement certaine que, sous les constitutions mêmes qui ont imprudemment donné le nom de pouvoir judiciaire aux tribunaux de l'ordre judiciaire, on voit le législateur, dans les lois relatives à ces conflits, revenir au principe, en mettant les deux autorités parallèles sur la même ligne, et en les appelant du même nom d'autorités. C'est ce qui résulte de l'article 27 de la loi du 21 fructidor de l'an III, organique de la constitution directoriale du 5 du même mois; « en cas de conflit, porte cet article, « entre les autorités administrative et judiciaire, il sera sursis... ». En 1848, comme en l'an III, la constitution elle-même du 4 novembre 1848, qui parle également d'un pouvoir judiciaire, lorsque, dans son article 89, elle crée le premier tribunal des conflits, revient par la force des choses à la vérité des principes et des mots qui les traduisent, en disant aussi que « les conflits « d'attribution qui s'élèvent entre l'autorité administrative et « l'autorité judiciaire seront réglés par un tribunal spécial... Tous les textes relatifs à cette institution des conflits s'expliquent de la même manière, et consacrent également, dans la sphère des lois non constitutionnelles, le principe admis par celles de 1875.

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Le droit d'accorder les amnisties dans les nombreuses constitutions qui l'ont laissé au pouvoir exécutif, celui de faire grâce que, même les autres lui reconnaissent, sont, dans notre droit public, autant d'hommages, volontaires ou involontaires, du législateur, à la vérité du principe que nous avons posé et à la réalité du lien qui rattache la justice au pouvoir exécutif. Il en est de même des articles 127 § 1 et 130 § 1 du Code pénal punissant également de la dégradation civique, le premier les juges, le second les administrateurs, qui viendraient à s'immiscer dans l'exercice du pouvoir législatif. Ces textes, en souvenir des anciennes usurpations des parlements, dont la doctrine que nous combattons semble être un dernier écho, protègent ainsi le pouvoir législatif contre les empiétements des divers éléments de la puissance exécutive, et les assimilent dans la qualification du fait incriminé comme dans la répression.

LOIS SUR LES CONFLITS ET PAR L'HISTOIRE

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36. Si l'on recherche les données de l'histoire, on reconnaît que l'ancienne maxime : « Toute justice émane du roi », née, sous l'ancien régime, des luttes de la justice royale contre les justices féodales, dans sa reproduction par les Chartes de 1814 (art. 57) et de 1830 (art. 48), sous la monarchie constitutionnelle, sous le régime de la séparation des pouvoirs, y consacrait cette vérité que l'autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif.

La théorie des trois pouvoirs s'appuie sur l'autorité de Montesquieu, qui commence effectivement son célèbre chapitre sur la Constitution de l'Angleterre (De l'Esprit des lois, liv. XI, ch. vi) par ces mots : « Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs » : il conserve cette locution des trois pouvoirs; mais il en donne immédiatement l'énumération suivante: « la puissance législative, la << puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des <«< gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit <«< civil ». De sorte que, d'après Montesquieu lui-même, c'est une partie de la puissance exécutrice qu'il appelle plus loin la puissance de juger, et il reconnaît que ce prétendu troisième pouvoir n'est qu'une portion de l'exécutif. Ainsi l'illustre magistrat établit luimême que l'autorité judiciaire n'est bien qu'une branche distincte de l'exécutif, et l'appellation de pouvoir judiciaire n'engage pas, d'après lui, une question de principe. Nous faisons obser

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1 Plusieurs auteurs, tout en employant l'expression si répandue de pouvoir judiciaire, ne considèrent pas plus que nous l'autorité judiciaire comme un troisième pouvoir principal, et sont d'accord avec nous pour n'y voir qu'une branche du pouvoir exécutif. Ainsi Blanche (Dict. général d'administration, vo autorité judiciaire) dit : « La partie du pouvoir exécutif dont la mission est de rendre la justice est ordinairement déléguée « à des fonctionnaires inamovibles et prend le nom de pouvoir judiciaire Trolley (La Hierarchie administrative, t. I, pp. 6 et suiv.) : « Le pouvoir judiciaire est une branche, une division du pouvoir exécutif... « Le pouvoir judiciaire n'est done pas, comme on l'a soutenu, un troi« sième pouvoir dans l'Etat... Au surplus, le pouvoir judiciaire a une organisation séparée, distincte du pouvoir administratif... Le pouvoir << administratif se divise encore en pouvoir militaire et pouvoir civil. » Sic Serrigny (Traité de la compétence et de la procédure adm., 2o éd., t. I, pp. 17). C'est dans le même sens que Dufour (Traité de droit adm., 2. éd., t. I, p. 97, et t. VII [table], p. 578) parle du pouvoir administratif. Les mots autorité administrative et autorité judiciaire ont l'avantage de ne donner prise à aucune équivoque.

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MONTESQUIEU, MABLY, MOUNIER.

ver que pour asseoir ce jugement, nous nous abstenons, en raison des interprétations divergentes auxquelles il donne lieu entre des auteurs dont plusieurs partagent notre manière de voir sur le fond de la question, d'invoquer le passage du même chapitre dans lequel Montesquieu dit : « Des trois puissances dont nous << avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle ». La définition, même de chacun des pouvoirs, donnée par Montesquieu, ci-dessus rappelée, et sur laquelle nous avons toujours principalement fondé notre opinion sur le sentiment véritable de l'illustre écrivain, suffit pour montrer qu'aux yeux de Montesquieu lui-même la théorie des trois pouvoirs était plutôt une question de mots qu'une réalité scientifique.

Mably (Des Droits et des Devoirs du citoyen, lettre 7) nous paraît avoir été mieux inspiré lorsqu'il traite « De la puissance légis<<lative et du partage de la puissance exécutrice en différentes << branches >>.

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Dans les vifs débats de l'Assemblée constituante de 1789, outre de Mounier déclarant que « le pouvoir judiciaire n'est << qu'une émanation du pouvoir exécutif »; de Cazalès, disant <«< que le pouvoir judiciaire n'est qu'une simple fonction, puis« qu'il consiste dans l'application pure et simple de la loi; l'application de la loi est une dépendance du pouvoir exécutif » de Duport parlant de « ce qu'on appelle improprement le pouvoir judiciaire; je dis improprement parce qu'il n'y a « réellement de pouvoir dans l'ordre judiciaire que le pou

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1 M.Aucoc (Rapport sur le concours relatif à la séparation des pouvoirs; compte-rendu de l'Académie des sciences morales et politiques, t. CXII, pp. 213 et suiv.) interprète ce passage en disant que Montesquieu vise le jugement par le jury, et veut dire que le pouvoir judiciaire est nul en ce sens, qu'au lieu d'être confié à une magistrature, il est retenu par le peuple et se confond en quelque sorte avec la souveraineté. Sic Esmein (Eléments de droit constitutionnel, p. 320). Contra Duguit (La Séparation des pouvoirs et l'Assemblée nationale de 1789, pp. 8 et suiv.). Voir aussi Barckausen (Un paragraphe de l'Esprit des Lois; Revue critique de législation, t. XI, 1882. p. 490).

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2 Mémoire du 12 août 1789 (Archives parlementaires), 1r série, t. 8, P. 409.

3 Le 5 mai 1790 (Arch. parl., 1re série, t. 15, p. 392).

Mémoire (mars 1790) intitulé Principes et plan sur l'établissement de l'ordre judiciaire (Arch. parl., 1re série, t. XII, pp. 408 et suiv.)

CAZALES, DUPORT, MIRABEAU

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« voir exécutif », et d'autres encore; il faut surtout citer un passage du discours de Mirabeau sur le renvoi des ministres 1. Nous ne voulons pas dire que le grand orateur de l'assemblée constituante ait été toujours sur ce point conséquent avec luimême. Mais dans cette controverse si retentissante, ce passage n'a rien perdu, de nos jours, de son à propos et nous avons toujours jugé nécessaire de le citer tout entier.

« Nous aurons bientôt occasion, dit-il, d'examiner cette << théorie des trois pouvoirs, laquelle, exactement examinée, << montrera peut-être la facilité de l'esprit humain à prendre des « mots pour des choses, des formules pour des arguments, et à se <«< routiner vers un certain ordre d'idées, sans revenir jamais à << examiner l'inintelligible définition qu'il a prise pour un axiome. « Les valeureux champions des trois pouvoirs tâcheront alors de « nous faire comprendre ce qu'ils entendent par cette grande « locution des trois pouvoirs », et, par exemple, comment ils a conçoivent le pouvoir judiciaire distinct du pouvoir exécutif, << ou même le pouvoir législatif sans aucune participation au « pouvoir exécutif. >>

On a tiré argument, dans le sens de la qualification de pouvoir judiciaire, de l'inamovibilité des magistrats de cet ordre. Ce privilège consacré par la loi, non dans l'intérêt du juge, mais dans celui du justiciable, est impuissant à élever les juridictions inamovibles au rang de troisième pouvoir dans l'État; il ne peut modifier la nature de leur mission, qui reste la même que celle des autres juridictions. D'ailleurs, si ce privilège pouvait être la cause efficiente de ce troisième pouvoir, on serait condamné non seulement à distinguer entre les diverses sortes de juridictions, mais même à exclure de ce pouvoir les nombreux magistrats de l'ordre judiciaire qui ne participent pas de l'inamovibilité, et à y placer au contraire l'un des tribunaux administratifs [voir nos 455 et 7411, à qui cette garantie a été également donnée par la loi. Il faudrait aussi faire abstraction des lois qui à certaines époques ont supendu l'inamovibilité de la magistrature (loi du 30 août 1883 sur la réforme de l'organisa

Séance du 16 juillet 1789 (Arch. parl., 1 ́ série, t. 8, p. 243).

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UN TROISIÈME POUVOIR DEVRAIT ÊTRE

tion judiciaire, art. 11), et qui ne fournissent que des arguments surabondants à la démonstration déjà faite de cette vérité que l'ordre judiciaire ne constitue pas un troisième pouvoir primordial dans l'État.

Bien autrement sérieuse, quoi qu'on en puisse dire, est l'objection que nous formulons contre la prétention contraire dans les termes suivants. Dans un état démocratique, tous les pouvoirs sont électifs. Le pouvoir législatif est électif; le pouvoir exécutif l'est également; s'il existait un pouvoir judiciaire, ce troisième pouvoir devrait être électif comme les deux autres.

On croit répondre à l'objection en disant que la constitution, même en faisant de l'ordre judiciaire un troisième pouvoir (nous avons vu que la constitution de 1875 a refusé de le faire), peut bien déléguer au président de la République élu le soin d'élire à son tour les magistrats. On sait bien que les partisans de l'élection des juges ne peuvent admettre ce système électoral d'un genre particulier. Il est donc imprudent de la part de ceux qui pensent qu'une magistrature soumise à l'élection populaire serait un mal, de fournir à ces adversaires une arme redoutable, en soutenant que les juges forment un troisième pouvoir dans la République, spécial, distinct, primordial, comme le législatif et l'exécutif.

En présence du second principe de séparation de ces deux branches de l'exécutif, l'autorité administrative et l'autorité judiciaire, cette controverse serait inutile, comme de savants auteurs l'ont pensé, si ce n'était ce péril de l'opinion contraire de pousser, sciemment ou non, à l'élection des magistrats.

Heureusement que l'esprit et l'ensemble de la législation, l'histoire et la nature des choses refusent à l'autorité judiciaire le rang et la qualification de troisième pouvoir; et que la théorie constitutionnelle, qui n'admet que deux pouvoirs dans l'État, en divisant le second en trois branches séparées, est seule exacte au point de vue des principes, de l'histoire, et du droit positif de la France.

1 Garsonnet, Cours de procédure civile, t. 1, § 2, p. 11.

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