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POUVOIR EXÉCUTIF ET NON TROISIÈME POUVOIR

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Ces deux points de vue ne doivent donc pas être confondus. La première division seule a disparu depuis la loi du 24 mai 1872; cette loi a respecté et consacré la seconde, qui possède en ellemême ses motifs et sa raison d'être. Nous nous expliquerons sur l'institution de la juridiction administrative, parallèle à la juridiction judiciaire, sur ses origines, sa nécessité, et les garanties qu'elle donne aux citoyens nos 412 à 857, 971 à 1026].

Les tribunaux de l'ordre judiciaire forment ce qu'on doit appeller l'autorité judiciaire, par opposition à l'autorité administrative, laquelle comprend, dans un sens large, l'administration proprement dite, dont s'occupe spécialement le numéro qui précède, et la juridiction administrative dont nous venons de parler.

L'autorité judiciaire est, suivant nous, une troisième branche du pouvoir exécutif, parallèle à l'autorité administrative. Il en est ainsi parce qu'elles ont l'une et l'autre pour mission l'exécution des lois, qu'elles ne diffèrent que par la nature des lois dont l'application est confiée à chacune d'elles, et que cette mission les rattache nécessairement l'une et l'autre au pouvoir chargé de l'exécution de la loi.

Cette théorie ne signifie pas que le pouvoir exécutif a le droit de peser sur les décisions de l'autorité judiciaire ou de les lui dicter. La loi, en déléguant la justice à des tribunaux hiérarchiquement constitués et en les investissant d'un pouvoir propre, a eu pour but de mettre obstacle à cet abus, et cela pour les tribunaux administratifs comme pour ceux de l'ordre judiciaire.

Cette théorie, d'après laquelle l'autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif, ne signifie pas davantage qu'elle puisse être confondue avec les autres branches de ce pouvoir. Nous disons, au contraire, qu'un second principe de droit public, déjà annoncé [no 7], parfois confondu avec celui de la séparation des pouvoirs, et qui ne fait que se souder à lui, ainsi que le prouvent ces développements, a pour objet de proclamer la séparation de l'autorité administrative et de l'autorité judiciaire. De même qu'il doit y avoir séparation des deux pouvoirs législatif et exécutif, de même il doit y avoir et il y a séparation des deux auto

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LA THÉORIE DES TROIS POUVOIRS REJETÉE

rités administrative et judiciaire, formant deux branches parallèles et distinctes du pouvoir exécutif. Le droit constitutionnel vient de nous montrer comment il pouvait être pourvu par les constitutions à la séparation des deux pouvoirs; au droit administratif il appartiendra [nos 971 à 1026] de faire connaître les règles, relatives au 'principe de la séparation des deux autorités, ayant pour objet d'assurer leur mutuelle indépendance.

34. Ce que nous venons de dire de la nécessité de la séparation des diverses branches du pouvoir exécutif enlève tout intérêt pratique, à ce point de vue, à la question de savoir si l'autorité judiciaire est, comme nous venons de le dire, une branche distincte du pouvoir exécutif, ou si elle est, au contraire, un troisième pouvoir primordial dans l'État. A un autre point de vue, l'intérêt de la controverse doctrinale est de la plus haute importance. Une opinion contraire, très répandue dans le journalisme et le monde politique, moins en honneur parmi les jurisconsultes, conteste, en effet, la double théorie que nous venons d'exposer et qui consiste: 1° à n'admettre que deux pouvoirs constitués, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif; 2° à distinguer trois branches dans le pouvoir exécutif : le gouvernement, l'administration, la justice; tout en proclamant que l'autorité administrative et l'autorité judiciaire, quoique faisant partie l'une et l'autre du pouvoir exécutif, doivent toujours demeurer séparées.

Contrairement à cette opinion, que nous avons toujours professée et qui nous semble plus que jamais la seule vraie, un autre système nie que l'autorité judiciaire soit un des éléments du pouvoir exécutif, et prétend l'élever au rang de troisième pouvoir principal dans l'État. C'est le système dit des trois pouvoirs. L'autorité judiciaire y est appelée le pouvoir judiciaire et placée, à titre égal, à côté du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif.

Cette question est à la fois une question de droit positif actuel et une question de principes. Il convient de ne laisser dans l'ombre, ni l'un, ni l'autre de ces points de vue, et de s'expliquer tout d'abord sur la solution que commandent les lois existantes,

PAR LES LOIS CONSTITUTIONNELLES DE 1875

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bien que nous n'ayons pas encore parlé des lois constitutionnelles qui nous régissent.

En 1875, trois lois constitutionnelles ont été données à la France [n° 38]. L'une d'elles, du 25 février 1875, intitulée loi relative à l'organisation des pouvoirs publics, organise deux pouvoirs, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif; elle garde un silence absolu en ce qui concerne un prétendu troisième pouvoir, qui serait le pouvoir judiciaire. Ce silence ne peut être le résultat d'un oubli. Une assemblée exerçant le pouvoir constituant ne peut le commettre dans la formation des pouvoirs constitués. Si elle n'en organise, si elle n'en nomme que deux, c'est qu'elle n'admet pas l'existence d'un troisième.

La question de droit positif est ainsi résolue d'une manière qui ne peut être sérieusement contestée. D'ailleurs, cette loi n'omet pas les fonctions judiciaires. Elles sont comprises dans «< tous les emplois civils et militaires », auxquels l'article 3 confère au président de la République le droit de nomination.

En outre cette loi constitutionnelle n'est pas seule à former la constitution actuelle de la France. La loi du 24 février 1875 sur l'organisation du Sénat, maintenant modifiée, consacre, dans son article 9, la formation possible du Sénat en cour de justice. C'était une occasion pour faire au moins une allusion à cette exception à l'institution d'un prétendu pouvoir judiciaire. Il n'y a pas un mot qui en suppose l'existence.

La troisième loi constitutionnelle est plus grave encore à cet égard. Elle a suivi les deux autres à un assez long intervalle. Le législateur constituant a eu tout le temps de méditer les conséquences, à ce point de vue, des deux premières, et d'y remédier s'il a commis un invraisemblable oubli, ou s'il éprouve des hésitations. Cette troisième loi constitutionnelle est du 16 juillet 1875. Elle est intitulée loi sur les rapports des pouvoirs publics. C'est toujours, après leur formation, le fonctionnement des grands pouvoirs publics qui est en jeu. Y en a-t-il deux ou trois ? Dans les quatorze articles de cette loi, il n'est question, comme dans les deux autres lois, que du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. On y appelle « justice ordinaire (art. 12 § 4) » ce prétendu

T. I.

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LA THÉORIE DES TROIS POUVOIRS CONDAMNÉE

pouvoir judiciaire. Et ce sont les lois constitutionnelles relatives à l'organisation et aux rapports des pouvoirs publics.

Cependant, l'Assemblée nationale, les auteurs des lois constitutionnelles de 1875, n'ignorent pas, et nul n'ignore l'existence de la fameuse théorie des trois pouvoirs, ni les longues discussions auxqu'elles elle a donné lieu au sein de l'Assemblée constituante de 1789, ni la constitution des États-Unis, ni celles des États de l'Union Américaine. Ils n'ignorent pas non plus la qualification de pouvoir judiciaire écrite dans la constitution de 1791, ni l'élection des magistrats édictée par elle, non plus que la même qualification reproduite par les constitutions du 24 juin 1793 et du 5 fructidor de l'an III, également avec l'élection des magistrats, et par celle du 4 novembre 1848, avec la nomination des magistrats par le pouvoir exécutif.

Tous ces précédents aggravent, au point de vue qui nous occupe, le silence des lois constitutionnelles de 1875. Ils sont rejetés par elles. Elles ont voulu résoudre et elles ont résolu la question dans un sens opposé. Si l'on peut discuter toujours au point de vue des principes, il n'est pas douteux qu'il ne peut exister de controverse sérieuse au point de vue du droit positif actuel. Il est certain que, sous l'empire de la constitution actuelle de la France, il n'y a que deux pouvoirs, et que l'autorité judiciaire ne constitue pas un troisième pouvoir, spécial et distinct. Nous avons déjà dit la place plus rationnelle qu'elle occupe comme branche séparée de l'un des deux pouvoirs constitués.

35. Au point de vue des principes, nous avons toujours soutenu que la théorie des trois pouvoirs était scientifiquement inadmissible. De sorte que les lois constitutionnelles de 1875 ont été sagement inspirées en n'imitant pas les constitutions qui ont eu le tort, comme celle de 1791, de qualifier l'autorité judiciaire de pouvoir judiciaire, et en suivant les constitutions de la France du XIXe siècle, qui, à l'exception de celle de 1848. ont toutes considéré l'autorité judiciaire comme une branche du pouvoir exécutif.

L'esprit ne peut concevoir dans la constitution des sociétés que deux puissances: celle qui crée la loi et celle qui fait exécuter la loi;

PAR LA CONSTITUTION ET LES PRINCIPES

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de sorte qu'il n'y a pas de place pour une troisième puissance à côté des deux premières. Juger, soit pour réprimer une infraction à la loi, soit pour trancher un litige, c'est appliquer la loi ; et c'est jouer sur les mots, au point de vue qui nous occupe, que de vouloir distinguer le jugement et l'exécution du jugement. Quiconque, dans le pays, est chargé à un titre quelconque de l'application des lois, participe de la puissance exécutive. Or l'autorité judiciaire est chargée de l'application des lois de droit privé et d'ordre pénal, de même que l'autorité administrative est chargée de l'application des lois d'intérêt général [nos 1 à 3]; dans un cas comme dans l'autre, il s'agit, au même titre, d'appliquer la loi et d'assurer son exécution, ce qui est la mission du pouvoir exécutif. Il n'y a de différence entre ces deux branches de la puissance exécutive, au point de vue de leur mission, que dans l'objet des lois aux quelles s'étend la compétence de chacune d'elles. Mais au point de vue de sa nature, leur mission est identique. Elle consiste, pour l'une comme pour l'autre des deux autorités, à participer, chacune dans sa sphère de compétence, à l'application des lois.

L'autorité administrative et l'autorité judiciaire, tout en demeurant séparées, sont donc des autorités parallèles, chargées l'une et l'autre, dans une sphère déterminée, de concourir à l'application et à l'exécution des lois; il n'est pas au pouvoir des constitutions de faire violence, à cet égard, à la nature des choses, et même celles qui ont à tort conféré à la hiérarchie judiciaire le titre ambitieux de pouvoir judiciaire, n'ont pas pu faire que sa mission ne fût pas une partie de celle de la puissance exécutive.

C'est ainsi que ces constitutions elles-mêmes ont été obligées, parla force des choses, de rattacher cette autorité au pouvoir exécutif, ou par la nomination des magistrats, comme celle de 1848, ou par leur institution, comme celle de 1791, lorsqu'elle ne l'est pas par la formule exécutoire destinée à revêtir leurs décisions.

L'institution des conflits positifs d'attributions offre une autre preuve de cette vérité. L'autorité administrative et l'autorité judiciaire prétendent connaître de la même affaire. C'est donc que la nature de leur mission est identique ; et si l'une participe du pouvoir exécutif en statuant sur cette même affaire, comment

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